Réunissant de nombreux experts - avocats, juristes, et acteurs publics – sur la thématique "Le climat, la finance et le droit”, les Universités d’été de Paris Place de droit, événement ouvert à tous, s’est attaché à mener une réflexion prospective sur le changement climatique. Le premier temps de cet événement a pris la forme d’une table ronde intitulée “ responsabilité des entreprises et de leurs administrateurs face au changement climatique : Les leviers juridiques et financiers d’une meilleure performance“.
Après un mot d’accueil de Paul-Louis Netter, président du Tribunal de commerce de Paris, Frank Gentin, président de Paris Place de Droit, et Julie Couturier, bâtonnière du Barreau de Paris, Béatrice Parance, professeure agrégée de droit privé, spécialisée en de droit de l’environnement, en droit de la santé et en droit de la responsabilité sociétale, a été interrogée par Emilie Vasseur, modératrice de l’événement et avocate associée chez Mayer Brown, sur les normes environnementale qui pourraient servir de fondement à des actions en responsabilités et qui fixent le cadre des obligations des entreprises.
Le climat, un sujet universel
« Le point de départ du raisonnement, c’est qu’il faut prendre conscience de la nature très particulière du climat, mais aussi de la biodiversité. On ne sait pas toujours comment les qualifier… On parle de biens publics mondiaux, c’est-à-dire que ce sont des phénomènes qui agissent sur la terre entière. Partant, comment le système juridique va pouvoir saisir cet objet tellement global, tellement systémique ? Il va falloir faire agir sur l’ensemble des acteurs », introduit Béatrice Parance.
Les entreprises interagissent avec les Etats et ces derniers ont été les premiers à faire face à cette réalité. Cette prise de conscience s’est d’abord traduite par le Sommet “planète terre“ de Rio en 1992, qui a constitué le point de départ de l’action des Etats et des “Cop” venues porter les actions des Etats chaque année.
« La spécificité de ces sujets, c’est qu’il ne s’agit pas de traités internationaux obligatoires, par lesquels nous pourrions mettre en œuvre une force internationale pour sanctionner les Etats qui ne les respecteraient pas. Il s’agit de traités relativement souples, par lesquels les Etats s’engagent à atteindre certains objectifs », poursuit la professeure de droit privé.
Depuis, l’accord de Paris de 2015 (Cop 21) est venu fixer la trajectoire, c’est-à-dire l’objectif de « maintenir l'augmentation de la température mondiale à un niveau bien inférieur à 2 degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels ».
Parallèlement à cela, il y a eu prise de conscience de la part que prennent les entreprises dans le phénomène, certaines ayant été pointées du doigt. « L’autre particularité de ce sujet est que la science est très présente, notamment via les rapports du Giec. Il y a une dimension presque philosophique, humaine, et, à la fois, une extrême technicité qui, il faut le dire, n’est jamais neutre », ajoute Béatrice Parance.
Entreprises émettrices et investisseurs
Mais comment les entreprises ont été confrontées au sujet du climat par le prisme du droit ? Il leur a été demandé, dans un premier temps, de rendre compte de ce qu’elles faisaient sur le sujet climatique, c’est-à-dire de faire du reporting extra-financier (bientôt appelé reporting durable). « Il ne s’agit pas ici d’obligations de faire, mais de faire preuve de transparance sur ce qui est réalisé. La France a d’ailleurs été fer de lance sur le sujet avec la création, dès 2001, d’une obligation pour les sociétés cotées d’expliquer ce qu’elles faisaient en matière environnementale (donc climatique) et sociétale », précise Béatrice Parance.
La règle est venue distinguer deux types d’acteurs privés, les entreprises qui émettent, opérant au sein de l’économie réelle, et les structures qui les financent (soit les investisseurs). En effet, les obligations qui pèsent sur chacune d’entre elles sont de nature différente.
« Le reporting extra-financier qui concerne les entreprises émettrices a beaucoup évolué, avec notamment la directive Barnier qui, en 2014, a changé la morphologie du reporting. Il y aura bientôt un accord sur un nouveau texte, mais toujours dans le cadre d’un reporting. Or, en la matière, le climat joue un rôle considérable », souligne Béatrice Parance.
S’agissant des investisseurs, la France a, de la même manière, été fer de lance, avec, dès 2015, l’article 173 de la loi sur la transition énergétique. Ce texte a créé, pour les investisseurs, une obligation « de rendre compte de ce qu’ils faisaient » sur le sujet climatique et de la façon dont ils traitaient les sujets ESG (environnement, social, gouvernance).
« Petit à petit, l’Europe s’en est saisie et tout le développement de la finance durable est venu faire peser une responsabilité de plus en plus lourde sur les épaules des investisseurs vis-à-vis de la transparance qu’ils doivent garantir sur ce qu’ils financent », détaille la professeure de droit privé, ajoutant que cela a donné lieu au règlement SFDR (sustainable finance disclosure regulation) en novembre 2019 et au « fameux » règlement “Taxonomie“ qui a fait couler de l’encre au début de l’été. Pour rappel, ce dernier texte fait une classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l'environnement. Son objectif est d'orienter les investissements vers les activités "vertes".
« Nous sommes donc partis d’obligations de rendre compte, qu’il s’agisse des entreprises émettrices ou des investisseurs. Il y a eu, petit à petit, un glissement vers de véritables obligations de faire, une véritable responsabilité des entreprises », résume Béatrice Parance.
Vers des « obligations de faire »
Dans ce contexte, quelles ont été les voies de cette transformation vers les « obligations de faire » ? La première a été la loi relative au devoir de vigilance du 27 mars 2017. Cette loi a posé, pour les très grandes entreprises (250 entités en France), une « obligation d’anticiper tous les risques d’atteinte grave pouvant survenir sur leur chaine de valeur en matière des droits de l’humain, en matière environnementale et en matière sociale ».
L’autre voie d’évolution de cette réglementation est venue avec la loi Pacte, qui a obligé l’ensemble des sociétés à prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux. « A travers la prise en compte de ces enjeux, ne pourrait-on pas intégrer l’obligation de prendre en considération le climat ? En effet, pour l’instant cette loi est d’une normativité très basse et certains estiment que sa portée en la matière est symbolique. Mais peut-être est-ce le terreau de quelque chose de plus fort ? », s’interroge Béatrice Parance.
Enfin, au niveau européen, le sujet de la vigilance a également été saisi. En témoigne la résolution du Parlement européen de mars 2021, qui a demandé à la Commission européenne de se saisir du sujet, en proposant, chose rare, un « draft » de ce que pourrait être la règle. La Commission a ensuite présenté sa proposition normative. L’article 15 de ce texte vise à imposer aux États membres de veiller à ce que certaines entreprises adoptent un plan pour « garantir la compatibilité de leur modèle et de leur stratégie économique avec la transition vers une économie durable et avec la limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C conformément à l’accord de Paris ». Ainsi, la trajectoire de Paris deviendrait, en quelques sortes, une norme internationale valable tant pour les Etats que pour les entreprises, selon Béatrice Parance.
L’article 28 de ce même texte prévoit également que les administrateurs membres du bord auront un devoir de sollicitude à l’égard de la durabilité de l’entreprise, y compris sur les sujets climatiques. « Il s’agit d’une proposition de directive et non pas de la mouture définitive du texte. Mais la présence de ces deux articles est une intention forte », estime Béatrice Parance.
Le contentieux climatique
En matière de contentieux, la question du climat a commencé par les Etats, avec quelques décisions emblématiques et notamment l’affaire Urgenda. En l’espèce, le Tribunal de la Haye a ordonné à l'État néerlandais, de réduire ses émissions GES d'au moins 25 % pour fin 2020 au regard des chiffres de 1990, suite à la requête d'un groupement de citoyens.
« Tout ce pan du contentieux est mieux connu. Mais depuis quelques années, on assiste à l’émergence d’un contentieux climatique contre les entreprises », poursuit Béatrice Parance, qui estime que le contentieux des Etats offre des renseignements sur ce que pourrait être le contentieux contre les entreprises.
D’abord, concernant les demandeurs. Il s’agit essentiellement d’ONG, d’associations, qui parfois vont prendre appui sur les citoyens. Du côté des entreprises, ce sont effectivement des ONG qui portent ces contentieux. « Or, il s’agit d’un contentieux transnational, c’est-à-dire que la question climatique est une question globale, universelle. Pourtant, il n’y a pas d’autorité qui vient fixer une réglementation et encore moins une cour internationale ayant compétence pour apprécier l’éventuelle violation d’obligations par les Etats ou les entreprises », souligne la professeure de droit privé.
Face à ce vide, ce sont les juridictions nationales qui se saisissent du sujet et échangent entre elles (la décision du Conseil d’Etat concernant l’affaire Grande Synthe a notamment été très observée à l’international). « Cette prise de conscience que l’on participe à un mouvement international, que l’on porte une responsabilité internationale, est très forte. Elle vient orienter la décision, puisque le juge aura pleinement conscience qu’il n’est pas seulement en train d’être la bouche de la loi, mais qu’il rend une décision qui a presque un caractère politique », ajoute Béatrice Parance.
Ce dialogue existe de la même manière entre les ONG, qui partagent leurs argumentaires en cas de succès et les utilisent devant les autres juridictions nationales. Avoir en tête ce caractère transnational du contentieux, qui s’applique de la même manière aux entreprises, est particulièrement important, selon Béatrice Parance.
S’agissant, deuxièmement, de la question de l’intérêt à agir, dans l’affaire Shell, l’entreprise a été condamnée à réduire ses émissions de CO2 de 45 % d'ici 2030 par la justice néerlandaise. « Le tribunal a jugé de l’insuffisance de la politique de Shell. Mais quelle est sa légitimité ? Derrière cette question très technique de l’intérêt à agir, c’est une question philosophique. Qui doit assurer la défense du climat ? Les politiques ? Les juges ? ».
La manifestation du contentieux contre les entreprises
Dans ce contexte, comment s’est manifesté le contentieux relatif aux entreprises ? Par la voie du devoir de vigilance, qui « offrait un terrain magnifique au plaideur pour remettre en cause l’action des entreprises sur ce sujet ». Dans l’affaire du contentieux climatique contre TotalEnergies, l’entreprise a été attaquée sous l’angle de l’insuffisance de son plan de vigilance sur le climat. Le juge de la mise en état a rejeté l’exception d’incompétence soulevée par l’entreprise et confirmé la compétence du tribunal judiciaire pour statuer en la matière. Plus récemment encore, l’entreprise Casino a été assignée en justice par 11 associations l’accusant de vendre des produits à base de viande bovine issue de fermes liées à la déforestation (or, la forêt est réceptacle de CO2 et s’y attaquer affecte le climat).
Il n’y a eu toutefois, pour l’instant, aucune décision sur le fond. Par ailleurs, la question de savoir quelle juridiction était compétente pour apprécier les questions relatives au devoir de vigilance a été tranchée récemment : il s’agit du tribunal de Paris.
La décision Shell, qui est une « décision extraordinaire », a fait réfléchir les juristes sur la question du poids économique des sociétés : les ONG ont assigné l’entreprise en estimant que sa stratégie climatique était insuffisante au regard de son poids économique, de son impact climatique. Mais le devoir de vigilance n’existant pas aux Pays-Bas, c’est le droit de la responsabilité qui a servi de fondement juridique. Shell s’est-elle conduite selon le standard de comportement que devrait être celui d’une entreprise responsable de cette envergure ? Non, selon le tribunal. Cette décision de première instance est frappée d’appel.
Finalement, en France, le droit de la responsabilité civile pourrait-il être le « terreau » d’actions en responsabilité contre des entreprises avec ce même raisonnement ? Telle est la question qu’il faut se poser.