AccueilEntrepriseVie des entreprisesQuel avenir pour l’Irlande si l’impôt minimum est mondialisé ?

Quel avenir pour l’Irlande si l’impôt minimum est mondialisé ?

« 40% des profits des multinationales sont délocalisés dans les paradis fiscaux » a déclaré l’économiste français Gabriel Zucman dans son ouvrage Les profits perdus des nations.
Quel avenir pour l’Irlande si l’impôt minimum est mondialisé ?
© Edhec

EntrepriseVie des entreprises Publié le , Marie-Victoire de Negri et Yona Ibgui, étudiantes au sein du LLM Law & Tax Management, EDHEC Business School

Selon une étude de l’OCDE, environ 245 milliards de dollars sont soustraits chaque année aux États grâce aux paradis fiscaux[1].

Si ces pratiques d'optimisation sont devenues monnaie courante, c’est parce qu’il existe un vieux principe interdisant la double taxation des multinationales par les Etats. En effet, la taxation des bénéfices d’une entreprise se fait uniquement dans le pays où l’entreprise dispose d’un établissement stable. À l'heure de la mondialisation, certaines entreprises sont devenues de véritables championnes de l’optimisation fiscale et n’hésitent pas à protéger leurs bénéfices en transférant leurs profits dans des pays où la fiscalité est très avantageuse, comme l’Irlande (12,5%) ou encore les Pays-Bas (9%). L’ampleur des sommes soustraites à l’impôt par les multinationales grâce à l’optimisation fiscale et les scandales à répétition ont poussé les États et les organisations à rechercher de nouvelles solutions.

L’OCDE et la notion d’impôt minimum

C’est dans cette optique que l’OCDE a lancé en 2015 le programme BEPS[2] (“Base Erosion and Profits Shifting”) - dont l’objectif est la lutte contre l’érosion de la base d'imposition et les transferts de bénéfices - en proposant quinze actions destinées à être discutées, débattues et menées au niveau global. Le 12 octobre 2020, l’OCDE a mis en place un cadre inclusif, le BEPS 2.0, rassemblant 140 pays pour piloter les négociations et mettre un terme aux paradis fiscaux. Deux piliers sont actuellement examinés par le groupe de pays : le premier est centré sur l’économie numérique et le second vise à mettre en place un impôt minimal pour les grandes multinationales, quelle que soit la localisation de leur établissement stable, les empêchant ainsi de se soustraire à payer les millions d’euros d’impôt dont elles sont redevables.

Concernant ce second pilier, les négociations ont quasiment abouti : 136 pays ont donné leur accord pour mettre en place cet impôt minimum de 15%. L’impôt minimum correspond à un taux d’imposition qui serait commun à un maximum de pays (136 pays à date) et qui s’appliquerait à toutes les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros[3]. Dès lors, peu importe le pays où les bénéfices d’une entreprise seraient transférés, ils seraient taxés à 15% a minima. Prenons l’exemple d’une multinationale américaine qui dispose d’une filiale en Irlande. Actuellement, les bénéfices réalisés dans le pays sont taxés à 12,5%. Désormais, étant donné que l’Irlande souhaite adopter ce régime, si l’impôt minimum est mis en place, les bénéfices de cette multinationale américaine réalisés en Irlande seront taxés à 15%. L’administration américaine pourrait récupérer 2,5% d’impôt sur les bénéfices irlandais, correspondant à la différence d’impôt entre le taux effectif d’imposition en Irlande et le taux minimum.

Ainsi, les deux règles principales sur lesquelles repose l’impôt minimum sont :

  • d’une part, la Règle de l’Inclusion du Revenu (RIR) qui prévoit que la société mère sera imposée du bénéfice insuffisamment taxé de sa filiale i.e. de la différence d’impôt entre le taux effectif d’imposition pratiqué par le pays où est située la filiale et le taux minimum de 15%.
  • D’autre part, la Règle relative aux Paiements Insuffisamment Imposés (RPII), qui prévoit que si l’impôt versé par la société mère est en dessous du taux minimum (soit parce que le pays où est situé la société mère n’a pas incorporé la règle RIR dans son droit interne, soit parce que le pays a lui-même un taux d’imposition pour ses sociétés locales inférieures au taux minimum), alors l’écart d’imposition résiduel entre le taux effectif d’imposition et le taux minimum sera réalloué aux États des autres entités du groupe ayant incorporé la RPII à leur droit interne.

Avec cet impôt minimum mondial, les multinationales n’auraient donc plus d'échappatoire et les paradis fiscaux perdraient leur caractère avantageux. De plus, ces règles ont l’avantage d’inciter ces derniers à signer l’accord afin de ne pas laisser aux autres pays les compléments d’imposition dont ils pourraient bénéficier avec BEPS 2.0… ce qui explique largement pourquoi l’Irlande, la Pologne, le Luxembourg, entre autres, ont décidé d’adopter l’accord.

Quelles conséquences de l’impôt minimum sur l’économie irlandaise ?

Dans un premier temps, rappelons que la croissance de l’Irlande depuis une vingtaine d’années repose sur son impôt sur les sociétés, dont le taux est à un niveau bien en-deçà de celui de ses voisins européens. Ce pays, véritable paradis fiscal au cœur de l’Union européenne, a ainsi attiré un certain nombre de grandes entreprises comme Google et Apple dont les chiffres d’affaires se comptent en milliards de dollars. Selon le quotidien britannique The Guardian, le régime fiscal irlandais a permis au géant Microsoft de ne payer aucun impôt sur les 260 milliards d’euros de profit de l’une de ses branches, représentant environ les trois quarts du PIB irlandais[4].

L’Irlande offre également d’autres avantages facilitant l’implantation des entreprises dans ce pays : l’anglais comme langue de référence, de bonnes infrastructures, une sécurité politique, ainsi qu’un accès privilégié à la mer pour le transport. Ces atouts font de ce pays un véritable lieu de villégiature pour les entreprises du monde entier.

Cependant, l’équilibre que semble avoir trouvé l’Irlande risque d’être remis en cause l’impôt minimum mondial. Bien que réticente, l’Irlande a annoncé jeudi 7 octobre qu’elle serait cosignataire de cet accord. Les raisons qui ont poussé l’Irlande à faire ce choix sont diverses. La première est sans doute liée au fait qu’elle dispose d’un poids diplomatique limité au sein de l’Union Européenne. L’Irlande est également un des premiers pays touchés par le Brexit, ce qui complexifie drastiquement son commerce avec le Royaume-Uni, l’obligeant ainsi à se rapprocher de ses partenaires européens. De plus, l’Irlande a réussi à obtenir la certitude que l'impôt serait de 15%, et non de 21% comme souhaité à l’origine par le président des Etats-Unis, Joe Biden, à l’initiative du projet mondial. Ce taux de 15% représente un minimum et un maximum, l’obligeant ainsi à remonter ses taux, à un niveau plancher mais également plafond. De plus, elle a obtenu de maintenir un taux à 12,5% pour ses entreprises locales, favorable pour leur développement à l’échelle nationale.

Au niveaumondial, il y aura désormais trois catégories de pays. Tout d’abord, ceux qui ont un taux d’imposition supérieur à 15%, comme la France et les Etats-Unis par exemple, qui seront incités à baisser leurs taux progressivementD’autre part les pays qui, comme l’Irlande, auront un taux inférieur au seuil et qui devront le remonter. Enfin, tous les pays non-signataires avec un taux inférieur, comme le Kenya et le Nigéria ainsi que certains paradis fiscaux comme les îles vierges britanniques.

Concernant l’Irlande, il est vrai que les entreprises qui ont décidé d’établir leurs quartiers en Irlande l’ont fait principalement pour la fiscalité avantageuse. Cependant, si cet avantage est désormais commun à d’autres pays, quel sera le choix de ces entreprises ?

La première possibilité serait de rester en Irlande. Si ces entreprises ont choisi ce pays plutôt qu’un autre paradis fiscal, c’est bien qu’il dispose d’autres avantages que sa fiscalité, manifestement plus intéressants que les autres. Le second choix serait de délocaliser leur filiale dans un autre pays où la fiscalité est intéressante. Pour cela, il faudra trouver un pays avec un taux minimum de 15%, qui sera cosignataire de l’accord, et où les employés accepteront d’aller (et qui sera idéalement dans l’Union Européenne). En réalité, ce choix pourrait se révéler extrêmement coûteux pour les entreprises, sans réellement changer les choses. La dernière solution consisterait pour les entreprises à délocaliser leur siège social en Irlande afin de bénéficier du régime des 12,5% pour les entreprises locales. Cependant, il est difficile d’imaginer que des entreprises multinationales renient leur ADN pour aller en Irlande. Mais peut-on raisonnablement penser qu’Apple abandonnera son iconique “designed in California” au profit d’un “designed in Cork” et renoncera à ses nombreux avantages, notamment sa place au NASDAQ ?

En conclusion, la signature de cet accord ne constitue pas réellement une menace pour la croissance de l’Irlande dans les prochaines années.

En résumé :

  • Cette mondialisation de l’impôt minimum serait une solution efficace pour aligner les intérêts des Etats et gommer les disparités avec les Etats à fiscalité (trop) privilégiée. La fiscalité ne serait donc plus une arme stratégique mais un outil d’harmonisation mondiale.
  • Pour autant, il s’agit de relativiser car le seuil minimum de 15% reste tout de même très proche des 12,5% de l’Irlande, et toujours très loin de la moyenne d’environ 27% des pays du G20 ou des 20% des pays de l’OCDE[5]. On observe d’ailleurs un recentrage des taux autour de cette moyenne. En 2022, le taux d’impôt sur les sociétés français sera diminué de 33 à 25%[6]. Aux États Unis, alors que Trump avait abaissé le taux de 35 à 21% en 2017, Biden prévoit de le rehausser à 28%[7]. La Grande-Bretagne prévoit également de remonter son taux de 19 à 25% d’ici 2023[8].
  • Même si nous sommes sur la bonne voie de l’harmonisation, cet accord mondial est encore loin d’être appliqué, car des questions techniques subsistent comme l’applicabilité de la règle sur l’entreprise en présence de déficit, notamment en raison du décalage temporaire entre la comptabilité financière et la comptabilité fiscale. En effet, si une entreprise est implantée dans un Etat où elle est imposée à 15%, imaginons qu'elle enregistre un bénéfice de 100 l'année N, mais un déficit de 30 l'année N-1. Elle pourra fiscalement l'imputer sur son bénéfice de N, si bien que son impôt sera de 15 % de 70, soit 10,5 % (soit un impôt inférieur à 15 %). D’autre part, les prochaines étapes seront encore longues pour que l’accord entre effectivement en vigueur, chaque État devant intégrer ces règles dans son droit interne et le cadre fiscal spécifique des États-Unis nécessite la validation par le Congrès américain. Sans l’accord de ce dernier, l’impôt minimum ne reste qu’un projet de plus.
  • Enfin, le risque de l’impôt minimum est qu’il ne soit qu’une mesure symbolique et que certains États mettent en place des subterfuges pour détourner le système en offrant des crédits d’impôts, ou autres allègements afin de garder leur attractivité.

Chronique « Droit, Juriste et Pratique du Droit Augmentés »

Cette chronique a pour objectif, de traiter de questions d'actualité relatives à cette transformation. Dans un contexte où le digital, le big data et le data analytics, le machine learning et l'intelligence artificielle transforment en profondeur et durablement la pratique du droit, créant des « juristes augmentés » mais appelant aussi un « Droit augmenté » au regard des enjeux et des nouveaux business models portés par le digital.

Avec son Augmented Law Institute, l'EDHEC Business School dispose d'un atout majeur pour positionner les savoirs, les compétences et la fonction du juriste au centre des transformations de l'entreprise et de la société. Il se définit autour de 3 axes de développement stratégiques : son offre de formations hybrides, sa recherche utile à l'industrie du droit, sa plateforme de Legal Talent Management. https://www.edhec.edu/fr/ledhec-augmented-law-institute



[1] Le chiffre du jour - L’évasion fiscale coûte 427 milliards de dollars par an, Courrier International, 20 novembre 2020

[2] E. Fourel et V. Deschamps, Pilier 2 de la proposition GloBE de l'OCDE : en marche vers un taux d'imposition minimal pour les multinationales, EY Société d’avocats, 4 janvier 2021

[3] Impôt sur les multinationales : 136 pays s'accordent sur une taxation minimale à 15 %, France 24, 8 octobre 2021

[4] E. Vin, P. Benazet et J. Lanche, Imposition minimale des entreprises : qu'en pensent l'Irlande, le Benelux et la Suisse ?, France Info, 4 juin 2021

[5] T. Leroy, Tout comprendre - l'impôt minimal mondial sur les sociétés, un vrai bouleversement ?, BFM Business, 8 avril 2021

[6] I. Couet, Baisse d'impôts : les profits des entreprises taxés à 25 % en 2022, Les Echos, 22 septembre 2021

[7] A. Leparmentier, Après les entreprises, Joe Biden veut augmenter les impôts des très riches aux États-Unis, Le Monde, 28 avril 2021

[8] A. Counis, Le Royaume-Uni relève les impôts pour préparer l'après-pandémie, Les Echos, 3 avril 2021

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