Pour un certain nombre de ses défenseurs, les plus nombreux peut-être même, il s'agit en effet moins de redéfinir le périmètre du droit, et d'unifier sous une même bannière les juristes, seuls praticiens légitimes du droit, que de rapprocher un certain nombre de professionnels ayant une même pratique, celle du droit de l'entreprise, autrement dit principalement avocats et juristes d'entreprise.
L'apologie renouvelée de la grande profession du droit contraste en toute hypothèse singulièrement avec l'hostilité affichée par d'autres à l'égard de la récente société pluri-professionnelle d'exercice, et plus généralement de toute interprofessionnalité.
Lorsque ce sujet est abordé, nombreux sont en effet ceux qui, parmi les différentes professions concernées, et jusqu'à leurs instances représentatives, opposent leurs règles professionnelles, en mettant en avant leur irréductible singularité, pour justifier l'impossibilité de constituer et surtout de faire fonctionner de telles structures.
Pierre Berlioz, conseiller du garde des Sceaux, au micro, entouré de Kami Haeri, Bruno Dondero et le bâtonnier Frédéric Sicard lors de Jinov. © A.P.
Pour qui a constaté ces manifestations d'hostilité, exprimées notamment par plusieurs recours formés contre les textes instituant la société pluri-professionnelle d'exercice, pour qui a expérimenté la discordance des voix au sein de certaines professions, pour qui a éprouvé la dissonance entre des discours individuels très innovants et des discours officiels très conservateurs, l'idée de la grande profession du droit présente assez largement les traits d'une chimère. Et pourtant...
Des différences existent incontestablement entre les professions. Mais elles ne devraient pas être exagérées. Il existe en effet d'importants points communs entre elles, à commencer par une activité, qu'elles ont toutes en partage : la consultation et la rédaction d'actes juridiques.
Cette activité est en outre réglementée dans son exercice par un certain nombre d'obligations, d'indépendance, de secret, de responsabilité, d'assurance... qui constituent autant de principes formant un socle commun aux différentes professions, car ils se retrouvent par ailleurs dans leurs réglementations particulières.
Ainsi, en réalité, la grande profession du droit existe probablement déjà, implicitement, dans les règles applicables aux professions juridiques et judiciaires. Elle dispose d'une activité caractéristique, qui gagnerait d'ailleurs à faire l'objet d'une définition légale précise, ainsi que d'un corpus de principes applicables à celle-ci, tous signes de son existence latente.
Certes, des différences existent dans l'application de ces principes à certaines activités spéciales, propres à l'une ou l'autre des professions composant le paysage juridique français. Mais ces différences peuvent être vues comme de modalités ou de degrés, davantage que de nature, car il s'agit essentiellement d'adapter ces principes généraux aux spécificités de ces activités.
Le secteur des prestations juridiques présente en effet la particularité de connaître un certain nombre d'activités réservées, du fait de la nature spécifique des actes accomplis. Pour des raisons impérieuses d'intérêt général, ces activités – représentation en justice, authentification, attribution de la force exécutoire, mise en œuvre de la contrainte... – doivent faire l'objet d'une réglementation spéciale. Et celle-ci doit notamment prévoir que ceux qui les accomplissent soient soumis à des exigences particulières, dans un impératif de protection du destinataire du service juridique.
La partition de l'activité juridique est nécessaire. Mais elle conduit essentiellement à distinguer les actes, et les exigences spécifiques à leur réalisation. Elle ne saurait justifier l'érection de murs entre les différents acteurs. L'unité ne signifie pas l'uniformité.
La grande profession du droit n'implique pas que chacun de ses membres puisse pratiquer toutes les activités qui composent son périmètre. Autour d'un tronc commun, un certain nombre d'activités peuvent se trouver réservées à des professionnels ayant acquis une compétence spécifique.
C'est pourquoi l'inter-professionnalité est essentielle à la grande profession du droit. Complémentaire de l'activité commune, elle permet de dépasser la partition des activités spéciales, non en les fusionnant, mais en les fédérant, afin de réaliser des prestations composites, qui exploitent les synergies existant entre les actes spécifiques, tout en respectant les exigences propres à chacun.
L'ordonnance créant la société pluri-professionnelle d'exercice et ses décrets d'application posent ce principe, cardinal : chacun doit garder la maîtrise des actes qu'il a seul la possibilité d'accomplir. Mais ces textes ont simplement organisé la coexistence des professions et de leurs exercices au sein de la structure, sans véritablement régir le travail en commun et concevoir un droit de la pluri-professionnalité. Il faut aller au-delà.
Par définition la pluri-professionnalité est plus qu'une conjonction, c'est une combinaison. Il s'agit d'une activité complexe, dans laquelle les différents éléments seront étroitement mêlés, pour constituer une activité originale. Sinon, si les différents éléments sont aisément identifiables, chacun peut être régi séparément.
Sa réglementation devra dès lors être dégagée des différentes règles applicables aux actes qui la composent. Ces règles constituent naturellement le matériau à partir duquel le droit de la pluri-professionnalité pourra être construit. Et il le sera au premier chef avec les principes généraux qui peuvent être déduits de la confrontation des différentes règles spéciales, car ces principes constituent le socle qui fonde la pluri-professionnalité. Le reste sera issu de la combinaison des règles applicables aux activités que la pratique unira en un exercice commun et, lorsque le droit positif ne fournira pas les ressources nécessaires, de normes spécialement élaborées pour la pluri-professionnalité.
Celle-ci réalise ainsi la synthèse qui permet à la grande profession du droit d'exister, dans le respect des identités de chacun, qu'elle ne dissout pas mais au contraire sublime, en en faisant apparaître l'essence, comme la richesse des combinaisons.
Elle n'est cependant rien sans l'intervention fondatrice de ceux qui en constituent les acteurs. à la différence de l'exercice conjoint des professions, la pluri-professionnalité est aujourd'hui une activité nouvelle, qui n'a pas encore été pratiquée. Il reste à en concevoir la réalité.
C'est aux praticiens qu'il revient au premier chef de lui donner corps, en concevant les prestations qui en formeront la substance, dans le respect combiné des règles qui encadrent les activités qui les composent.
Et il appartiendra aux instances des différentes professions d'accompagner ce mouvement. C'est ce que soulignent en creux les décrets lorsqu'ils prévoient une communication entre les autorités de contrôle, afin de permettre à celles-ci, chacune en ce qui les concerne, de tirer les conséquences des évènements intervenus concernant la société ou des manquements constatés.
L'inter-professionnalité appelle l'inter-ordinalité. Et le principe est le même : il ne s'agit pas de fusionner les instances, mais de fédérer leurs interventions, afin de dépasser la partition des activités, pour tracer un cadre commun qui leur permette de s'exercer tant dans leur singularité que dans la pluralité de leurs combinaisons possibles.
A tous ceux qui sont hostiles à la grande profession du droit, car ils craignent d'y perdre leur âme, il faut dire que ce n'est pas l'uniformisation, ce n'est pas la fusion. La grande profession du droit n'est pas faite de clones, c'est une famille, dans laquelle chacun a des traits communs, ceux du juriste, mais aussi des spécificités dont l'union fait la force.