Denis Kessler, président-directeur général de la société Scor, s’est chargé d’ouvrir, non sans humour, cette conférence sur la transparence en entreprise, un thème d’actualité. Pour celui qui a développé un intérêt pour la question depuis plus de 10 ans, un autre mot s'est imposé depuis : la stabilité. « Dieu sait si en 10 ans les choses ont évolué et si le mot transparence s'est enrichi ».
Auparavant, on était très loin de la transparence dans le monde de l'entreprise. « Une entreprise était une boîte noire ». L’étymologie de l’entreprise la plus commune, la SA (société anonyme), parle d'elle-même. Les titres porteurs (anonymes) étaient plus répandus que d'autres titres, sans parler de l’opacité des conseils d'administration, de la gestion des entreprises, de leurs finances, et des fantasmes sur les rémunérations des dirigeants.
Désormais, on ne jure que par la transparence, « un mot-valise » où l'on met ce que l'on veut. Le modèle de l'entreprise a changé. L'information ne circule plus uniquement de haut en bas. « L'information moderne est matricielle, elle circule horizontalement et obliquement. » Avec l'évolution numérique et l'arrivée des réseaux sociaux en entreprise, le travail et le traitement des données ont dû s’adapter.
En outre, le caractère familial de l'entreprise à tendance à disparaître. Du capitalisme familial au capitalisme d'endettement, une chape de plomb s’est formée car les établissements bancaires sont très privatifs. Denis Kessler a bien expliqué comment la bascule s’est opérée vers la fin du secret et la publicité des informations avec le financement par les marchés financiers. Selon lui, « l'économie de fonds propres actuelle implique la transparence » car on fait un « appel public à l'épargne » qui instaure l'égalité des actionnaires vis-à-vis de l'information. Dans le cas contraire, il y a délit d’initié. On est allé encore plus loin dans l’exigence de transparence car, « on est passé au capitalisme "zinzin" », précise ce P-DG, avec des investisseurs institutionnels, depuis les années 1980-90. Le mandat délégué est donc l'explication de la transparence. Les exemples des fonds de pensions des professeurs texans ou celui des postiers britanniques montrent à quel point les exigences déontologiques des investisseurs peuvent contraindre les entreprises à la transparence, ce qui est bon signe. Plus récemment, on a pu assister au scandale Volkswagen, dont le président n’a tenu qu’une semaine avant que les fonds de pension actionnaires de la marque ne le fassent limoger. « Si on ne respecte pas cette demande de transparence, ces règles d’éthiques et de déontologie, on est tout de suite sanctionné et blacklisté. » D’ailleurs, la montée des proxies (agences en conseil de vote d’actionnaires), des agences de notation et des conseillers financiers est inexorable pour aider les investisseurs institutionnels à faire ses vérifications. « Aujourd’hui, j’ai 27 bureaux qui contrôlent mon entreprise » s’est exclamé Denis Kessler. En plus des contrôles des actionnaires individuels, des autorités de régulation des marchés et des agences de notation, certaines ONG alertent les entreprises sur les questions de corruption, de transparence, d’égalité homme/femme etc. « Quand vous êtes une entreprise aujourd'hui, vous êtes cerné ! ».
Loin de s’en offusquer, ce dernier préfère s’en réjouir. Il s’est investi dès 1995 dans la réflexion sur la gouvernance d’entreprise et l’adaptation à la nouvelle forme de financement avec des règles de disclosure. De là, sont nés les rapports Viénot 1 et 2, puis le rapport Bouton de septembre 2002, dont l’initiative venait du monde de l'entreprise.
La véritable question est de savoir jusqu'où doit aller la transparence. Si le curseur s'est déplacé vers le pôle public ces dernières années, faut-il encore avancer dans le disclosure ? Faut-il, au contraire, revenir vers davantage de confidentialité ?
Joëlle Simon, direction Droit de l’entreprise du Medef, a reformulé habilement la problématique après avoir dressé l’inventaire législatif de la transparence. « Peut-on parvenir à un équilibre entre la transparence névrotique fustigée par Guy Carcassonne et le secret, face noble de l’opacité, de Jean-Denis Bredin ? »
Olivier Chaduteau, associé gérant du cabinet de consultants Day One, a alors animé la première table ronde où les intervenants se sont demandé si la transparence imposée était destructrice de valeur pour l'entreprise. En revanche, lors de la seconde table ronde, animée par Valérie de Senneville, grand reporter aux Echos, la transparence a été envisagée en tant que créatrice de valeur.
Pour Eric Albert, psychiatre spécialiste des comportements en entreprise, la méfiance est omniprésente car on médiatise des cas de fraudes régulièrement, à l’instar des scandales bancaires comme celui de la Société Générale. « Jamais on a été aussi méfiant dans le monde économique. » La transparence imposée est donc plutôt bonne à prendre. La dérive est de « passer de la transparence à l'apparence ». Il est rejoint sur ce point par Michel Rollier, président du Conseil de surveillance, ancien gérant de Michelin, membre du Haut comité de gouvernement d'entreprise, pour qui, la justice américaine avec ses procédures de discovery, pousse les entreprises à la malhonnêteté car celles-ci se préparent aux enquêtes et passent même parfois dans l'exhibitionnisme. Derrière la transparence il y a des objectifs moins louables, notamment lorsque les entreprises utilisent des informations pour sortir leurs concurrents du marché, raconte Christophe Ingrain, avocat du célèbre cabinet Darrois, Villey, Maillot Brochier.
Pour d’autres, la transparence met une pression interne qui fait progresser les entreprises et instaure une rigueur au niveau du contrôle de gestion. Ainsi, ça les pousse à se reconcentrer sur l'intérieur, en ne regardant plus uniquement leurs clients mais aussi leurs propres talents. Le bon côté de la transparence est qu’elle implique « une mutation de l'entreprise vers la qualité interne » pour Eric Albert.
Au contraire, certains estiment qu’on en fait beaucoup trop et que les directeurs d’entreprise sont pieds et poings liés, « cernés ». « Dans l'entreprise il doit y avoir des informations qui restent secrètes pour des raisons d'efficacité. » Denis Kessler est « contre les zones grises », mais en faveur des zones blanches et noires. Résolument contre la transparence pour tout et partout, ce chef d’entreprise estime que c'est à chaque entreprise et chaque activité de déterminer quand être transparent et quand ne pas l'être. « Plus de transparence, c'est plus de risques pour les entreprises », souligne l’avocat. Le problème est que le secret de l'instruction, qui est aussi là pour protéger le monde économique, n'est pas respecté en France, déplore-t-il.
« La transparence et le secret ne sont pas des fins en soi. » Il faut savoir où placer le curseur de la transparence pour une efficacité optimale résume Denis Kessler. Ce dernier est convaincu que les pouvoirs publics sont bipolaires car ils sont persuadés que la personne physique a le droit à la vie privée mais pas la personne morale. Il reste donc un juste équilibre à trouver entre le droit au secret de la personne morale et la nécessité de rendre des comptes en publiant des informations.