« Je crains que nous ne soyons pas au mieux », a confié d'emblée Sophie Legrand, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, à la question de savoir si les magistrats étaient armés pour faire face au reconfinement. « Les effectifs ont à peine progressés et les greffes sont encore sous-équipés en matériel pour travailler à distance », a-t-elle expliqué, précisant que leur taux d'équipement était de 7 %. Si les magistrats se disaient inquiets dans l'hypothèse où le fonctionnement des juridictions serait réduit à la portion congrue, le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, a finalement assuré dans une vidéo adressée à ses services que « les plans de continuité de l'activité qui réduisent l'activité aux fonctions essentielles ne [seraient] pas activés, mais qu'un certain nombre de précautions [devraient] être prises ». Le ministre a aussi précisé vouloir achever au plus vite le plan prévu de déploiement des ordinateurs portables dédiés au télétravail.
« Nous avons eu des contacts permanents avec les magistrats, le dialogue n'a jamais été interrompu », a lancé Christiane Feral-Schuhl, présidente du CNB. « Il y a des éléments évident que nous partageons, le budget de la justice est un élément-clé pour ce thème de la transformation de la justice. Nous sommes convaincus qu'il faut parler d'investissement et non de dépense. Le service public de la justice n'est pas un service comme les autres, alors que c'est une dépense qui a toujours été considérée comme subsidiaire », a-t-elle poursuivi.
Si le budget de la justice rattrape cette année le retard accumulé précédemment (l'augmentation atteindrait 1 % et non 8 % cette année, selon le CNB), Florian Méreau, président de commission au CNB, a souligné qu'une large partie était fléchée vers l'administration pénitentiaire. « Il ne reste rien pour la justice du quotidien, le civil de proximité, les affaires familiales », a-t-il déploré.
Mais au-delà de ces considérations liées à la crise, Christiane Feral-Schuhl a indiqué qu'il était nécessaire d'effectuer « des recrutements massifs de magistrats, de fonctionnaires de justice. Il faut que cette machine grippée se remette en ordre de fonctionnement ». Pour la présidente du CNB, le “tout numérique” n'est pas non plus la solution. « Il n'est pas possible de tout basculer en visio. Mais l'unicité du procès doit être une réalité, le justiciable a besoin d'être entendu, d'expliquer les choses ».
Pour Nils Monsarrat, secrétaire national du Syndicat de la Magistrature, il y a une tendance de fond à la fragilisation progressive de l'audience, qui devrait, a minima, être consacrée au pénal. « Nous sommes déjà allés trop loin dans la visio, il faudrait permettre au juge de travailler ses dossiers en amont, de sorte que l'audience deviennent un moment d'échange sur des points techniques, juridiques. Tout le monde y gagnera et nous rendrons de meilleures décision », a-t-il estimé, indiquant que le ministère privilégiait le flux à la qualité.
Toujours concernant la question de la déshumanisation de la justice, Christiane Feral-Schuhl a tenu à préciser que la question n'était pas binaire. « Il ne s'agit pas de dire qu'il faut que de la plaidoirie ou, au contraire, qu'il faut la supprimer. Mais le dialogue est important : lorsque le client n'obtient pas gain de cause, il réagit différemment s'il a le sentiment d'avoir été écouté et que le juge s'est intéressé à son dossier », a-t-elle souligné, ajoutant que l'utilisation d'algorithmes pouvait déshumaniser le procès et donner un sentiment d'injustice.
L'accès au droit doit être maintenu
Les magistrats sont également d'accord avec l'idée d'augmenter le budget de l'aide juridictionnelle, Laurence Parisot considérant qu'il s'agit d'un rouage essentiel de l'accès au droit et de l'égalité de tous devant la justice. « Si le budget est insuffisant, la qualité de la défense offerte sera moindre que pour ceux qui peuvent se payer un avocat en y mettant les moyens. Par ailleurs l'assiette de l'AJ est trop restreinte et ferme l'accès à de nombreux justiciables qui n'ont pas les ressources suffisantes ». A ce titre, Florian Mériau a souligné que le barreau avait émis plusieurs propositions pour financer le service (taxer les assurances de protection juridique, par exemple). « Il suffit au ministère de piocher dans notre boite à idées. Mais manifestement, il n'a pas la volonté de satisfaire à cette demande », a-t-il estimé.
Quant à la réforme ayant provoqué la fusion des TGI et TI en tribunaux judiciaire, c'est, pour Sophie Legrand, de la poudre aux yeux. « On nous a parlé de simplification. Or, c'est pire qu'avant. En réalité, on fusionne les moyens des juridictions. La justice de proximité, qui ne fonctionnait pas si mal, n'est plus sanctuarisée et a rejoint la pénurie globale des juridictions. On est encore dans la gestion des flux, sans augmenter les moyens offerts à ce service public ».
Les deux professions ont également pointé les difficultés provoquées par l'architecture des nouveaux tribunaux. En effet, les magistrats sont de plus en plus éloignés de la vie du palais et l'impératif de célérité les pousse à éviter les temps d'échanges informels. « La politique du ministère de la Justice se fait à Bercy, le garde des Sceaux a les mains liées. L'objectif, c'est de baisser la dépense publique, peu importe la satisfaction des justiciables. Les magistrats, les greffes souffrent d'une charge de travail trop importante », a estimé Nils Montserrat.
Magistrats et avocats ont donc tout intérêt à mettre de côté leur divergences pour faire avancer leurs causes communes. « Nous avons une envie, celle d'être considérés comme des partenaires. Nous sommes tous au service de la justice. Nos rôles sont différents mais complémentaires », a conclu Christiane Feral-Schuhl. n
Le bilan des États généraux
Le Grand atelier des avocats a également accueilli une table ronde dédiée aux résultats des États généraux de l'avenir de la profession d'avocat.
Pour Jean-Luc Forget, vice-président du CNB, ce mandat a été un mandat de combats (contre certaines dispositions de la loi de programmation pour la justice en 2018, contre le projet de loi sur les retraites en 2019, puis contre certaines mesures liées au nouveau coronavirus) et de réalisations. En témoignent les propositions faites lors des états généraux, qui ont permis de traiter de multiples sujets. « Ces propositions ont constitué le fil directeur de nos trois années de mandat. Nous avions souhaité consulter nos confrères sur leurs préoccupations, leurs aspirations. Certaines ont d'ores et déjà été adoptées d'autres le seront prochainement » a-t-il indiqué, expliquant que différentes commissions se sont emparées de ces sujets.
Anne-Lise Lebreton, la présidente de la commission Collaboration, a présenté l'une des propositions phares des états généraux, sur la collaboration libérale. Si le règlement prévoyait des contrôles a priori, l'assemblée générale a souhaité en ajouter un a posteriori. « Nous pensons qu'il est important que les ordres puissent vérifier la bonne exécution de ces contrats en se rendant sur place. Il faut que la peur change de camp », a expliqué la présidente de commission. D'autres propositions, adoptées par l'assemblée générale, visaient un droit à la déconnexion adapté à la profession, le congé paternité, pour ne plus le limiter au seul père, ou encore la professionnalisation des élèves-avocats, pour faire de l'alternance, autrefois prévue de manière exceptionnelle, une règle de principe. D'autres sujets n'ont pas été retenus dans le cadre des états généraux, comme le statut d'avocat en entreprise. Mais la question fait tout de même l'objet d'un groupe de travail au sein du CNB.