La mission d’information a entendu récemment les exposés de deux anciens membres du Conseil constitutionnel sur la judiciarisation de la vie publique. Un sujet complexe qualifié de d’important et de grave car il remet en cause les équilibres démocratiques.
Un thème au cœur de l’actualité puisque même le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius s’est inquiété, lors de ses vœux, des tentatives de « remise en cause » de « l’Etat de droit » dans le débat public, « au seuil d’échéances électorales majeures ».
Le Sénat a créé cette mission d’information en l’intitulant « La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ? », à la demande du groupe Union Centriste.
Sans concession, cette entrée en matière a posé la gravité du sujet et permis de donner la parole à deux spécialistes convaincus que ce phénomène en plein essor ces dernières années est dangereux pour notre démocratie.
Phénomène néfaste pour la démocratie
« On assiste aujourd’hui à une surenchère de la judiciarisation de la vie publique », a dénoncé Pierre Steinmetz.
Un phénomène que le constitutionnaliste considère comme une véritable dérive qui peut aboutir à des situations « parfois ridicules ». Il a ainsi cité pour exemple le fameux « responsable mais pas coupable » qualifiant la faute du ministre de la santé dans le scandale du sang contaminé.
« C’est un sujet particulièrement préoccupant », a également affirmé son confrère Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, qui pense que « la démocratie représentative souffre de l’hypertrophie du pouvoir juridictionnel ».
Ce dernier n’aurait jamais imaginé opérer un tel diagnostic il y a encore dix ans mais il s’y résout car estime que c’est « son devoir de porter témoignage de cette dérive ».
Qu’est-ce que l’Etat de droit?
Pour le constitutionnaliste Pierre Steinmetz l’Etat de droit n’est « pas du tout une question de principes mais un Etat où les rapports entre les institutions et les individus sont érigés par les règles de droit que chacun s’engage à respecter. Ce n’est donc pas forcément démocratique, comme l’hérédité de la famille royale britannique par exemple. »
Selon lui, l’Etat de droit « ne se confond en aucun cas avec les droits de l’homme même s’il en conditionne l’existence ». « Pour être simple, l’état de droit c’est le contraire de l’arbitraire ».
« Quel équilibre trouver entre la volonté d’une confiance et de contrôle ? À un moment donné trop de contrôle et trop de médiatisations de celui-ci vont inévitablement amener à remettre en cause, non pas une légitimité et un suprême naturel mais une légitimité démocratique qui est conférée à chaque élu », a déclaré la sénatrice Cécile Cukierman, présidente de la mission d’information.
Sur la même longueur d’onde, Pierre Steinmetz a expliqué aux sénateurs qu’il pense que nous vivons une période où les équilibres démocratiques sont remis en cause et que la séparation des pouvoirs « vacille », et est même parfois une « illusion ».
Quid du rôle des juges
Pour le juriste, cette dérive a débuté avec l’extension des pouvoirs de contrôle du juge sur les lois, notamment avec la rupture marquée dès 1971 lorsque le Conseil constitutionnel a décidé d’étendre son contrôle de constitutionnalité à la charte de l’environnement en préambule de la Constitution, passant d’un contrôle de régularité des procédures à un contrôle de fonds portant sur leur contenu.
Ensuite, ça s’est poursuivi avec le renvoi des contrôles de conventionnalité devant la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat depuis les jurisprudences Jacques Vabre (1975) et Nicolo (1989) consacrant le pouvoir des tribunaux d’écarter l’application des lois nationales contraires au droit communautaire ou international.
Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, a également partagé son point de vue sur le phénomène de judiciarisation de la vie publique.
L’apparition du droit européen n’a fait qu’empirer les choses. Deux crises majeures apparaissent au sujet de l’interprétation de la norme applicable : entre les Etats et le droit de la CJUE ; et entre les cours suprêmes nationales et le droit de la CEDH.
Pour Jean-Éric Schoettl cette question est aujourd’hui largement débattue. On la retrouve même dans la campagne présidentielle où certains programmes parlent d’un bouclier contre les sentences des cours supranationales.
Cette préoccupation n’est pas sans causes car les affaires politico-pénales défrayent la chronique et les décisions du Conseil d’Etat, qui occupent très régulièrement l’actualité, affectent la vie des justiciables.
« Cette montée en puissance du juge anémie la démocratie », a lancé Jean-Éric Schoettl.
En prenant pour exemple la multiplication des référés-liberté et des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), Pierre Steinmetz a expliqué que l’application des lois est aujourd’hui « une affaire de juriste devenue politique ». D’ailleurs, pour Jean-Éric Schoettl, « le bilan de la QPC n’est pas bon pour la démocratie ».
Insécurité juridique et dégradation de la figure publique
Pour ce dernier, la dérive a deux aspects distincts : le contrôle des juges sur les actes des Pouvoirs publics, et la pénalisation croissante de la vie publique, qui « conduisent à la dégradation de la figure du représentant ».
Un sénateur relève que cette judiciarisation n’est pas uniquement liée à l’Etat de droit mais aussi « à l’évolution de la société qui n’aime pas le risque ».
Le droit se construit alors de plus en plus en dehors de la loi et contre elle. Les juges déterminent parfois le rythme des réformes comme avec l’affaire du Siècle sur la lutte contre le réchauffement climatique.
Les intervenants estiment que le simple fait qu’on puisse se poser la question de savoir qui fait la loi aujourd’hui remet en cause notre démocratie.
« Il ne faudra pas s’étonner si dans un contexte d’insécurité juridique qui s’étend les responsables juridiques et administratifs s’appliquent le principe de précaution », a alerté Pierre Steinmetz.
Cependant, il imagine un remède dans lequel les juges européens et français tempéreraient leurs décisions et leurs ambitions, ce qui n’est « pas simple » car suppose une volonté politique. Il aimerait aussi que le Parlement lui-même puisse « aménager notre corpus législatif » et éviter « les fuites en avant en matière de transparence ». Il regrette qu’il y ait une « démission généralisée » tant du côté de l’exécutif que du côté législatif au regard du pouvoir juridictionnel, et que « sans limites claires les magistrats dérapent, c’est inévitable ». Pour lui, « le juge fait nécessairement la loi » mais il faut qu’il se tempère.
Son confrère, attend également des juges un « usage retenu, prudent et respectueux de la séparation des pouvoirs » car « les choses sont allées trop loin ».
Pour finir, Pierre Steinmetz a rappelé des principes démocratiques de bases, le premier étant que « le pouvoir doit aller de pair avec la responsabilité », le deuxième que « le déontologique, le moral et le pénal ne se confondent pas », et enfin que « l’intérêt général doit prévaloir sur les intérêts particuliers ».
« Vous constatez qu’on est assez loin dans le débat actuel de ces quelques règles élémentaires », a déploré le constitutionnaliste qui estime qu’il faut remettre du politique dans le processus décisionnel.