Affiches Parisiennes : Vous êtes récemment devenu le président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce et vous vous inscrivez dans la continuité de l'ancienne présidente. Pouvez-vous nous rappeler votre parcours, et le rôle du Conseil national ?
Thomas Denfer : Effectivement, la présidence de la profession s'inscrit dans la continuité. Sophie Jonval, ma prédécesseur a initié un certain nombre d'actions pour promouvoir l'efficacité et l'utilité des greffiers des tribunaux de commerce. J'ai été pendant deux ans son vice-président, entre 2020 et 2021. Auparavant, j'étais membre du bureau du Conseil national des greffiers de commerce, qui a différentes missions. La première étant de s'assurer que les dispositions législatives et réglementaires qui régissent notre profession sont appliquées par l'ensemble des consœurs et des confrères sur tout le territoire. À ce titre, le Conseil national a une mission d'inspection des greffes. Il a aussi une mission d'information, et c’est d’ailleurs le sens des sites Internet et des bulletins d'actualité de notre profession, qui relaient l'information juridique et les événements qui rythment le quotidien de notre métier. La formation est une autre des missions du Conseil national qui bénéficie aux
1 800 collaborateurs des greffiers, ainsi qu'aux 230 professionnels que nous sommes. Enfin, le Conseil national est investi dans des missions de lutte contre la fraude, avec notamment la tenue du fichier national des interdits de gérer et, depuis 2020, son assujettissement aux obligations de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. Certains d'entre nous s'inscrivent dans une démarche au service de notre profession, dans le cadre de l'organisation de ce Conseil national. Ce dernier est structuré autour de 22 délégués de régions, représentant le territoire national par cour d'appel, et qui sont amenés, tous les deux ans, à élire un bureau qui conduit l'action de notre profession.
S’agissant de mon élection, elle s'inscrit dans la continuité de mon engagement. J'exerce en tant que greffier associé depuis 2016, mais j’ai appris ce métier dès 2008, en tant que collaborateur au greffe du Tribunal de commerce de Paris. En 2012, j'ai eu l'opportunité de rejoindre notre groupement d'intérêt économique (GIE) Infogreffe. Il est notre bras armé technique qui nous permet de réaliser au plan numérique les projets de notre profession, avec agilité. Mon rôle au sein d’Infogreffe était d'apporter une vision métier aux équipes du GIE et de m'assurer que ce qui était développé au plan numérique était bien conforme à nos missions quotidiennes. Le Gouvernement a d’ailleurs choisi d'associer Infogreffe comme opérateur technique pour le projet BRIS d'interconnexion des registres de commerce européens, et pour alimenter le portail européen eJustice pour le compte de la France, une interface mise en oeuvre en octobre dernier, qui permet à tout citoyen européen de contrôler la solvabilité d'une entreprise en vérifiant qu'aucune procédure n'a été ouverte à son encontre. .
Je suis également intervenu sur des dossiers stratégiques et internationaux. Depuis maintenant six ans que j'exerce en tant que greffier, je suis investi dans différentes commissions du Conseil national sur les sujets relatifs au Registre du commerce et sur des enjeux européens. En effet, j'ai participé de très près à l'élaboration de l'interconnexion des registres du commerce en Europe en lien avec la Commission européenne.
En 2014 et 2015, la profession a travaillé dans le cadre de l'élaboration de la loi croissance, dite Macron, qui est venue modifier l'accès à notre profession, qui passe désormais par la voie d'un concours, et organiser la diffusion en open data de l'information légale issue des registres dont nous assurons la tenue. Nous avons ouvert en septembre 2015 le site DataInfogreffe, un mois après la promulgation de la loi croissance, preuve de notre volonté de nous inscrire exactement dans cet élan nouveau.
A.-P. : Vous évoquiez le projet d'interconnexion des registres européens. Est-ce opérationnel aujourd'hui ?
T. D. : Tout à fait. Tous les pays européens sont représentés autour de la table de la Commission européenne et différentes étapes sont en cours de déploiement. L'interconnexion des registres d'insolvabilité est notamment opérationnelle depuis septembre 2021, avec le portail e-Justice. Cette interconnexion a été mise en œuvre par les greffiers en s'appuyant sur Infogreffe, permettant à la France de faire partie des premiers pays pilotes avec la Commission européenne.
A.-P. : Au niveau national, le guichet unique est-il désormais ouvert ?
T. D. :C'est une disposition qui est en réalité assez ancienne et qui a vocation à permettre à tout chef d'entreprise et aux professionnels du droit et du chiffre d'accomplir leurs formalités en un seul lieu numérique. Le nouvel organisme unique, qui est issu de la loi Pacte, a vocation de redessiner le périmètre des fonctions des différents centres de formalités des entreprises (CFE), créés dans les années 1980 et qui doivent disparaître à compter du 1er janvier 2023. Notre profession est pleinement associée à ce dispositif national puisque nous conservons la responsabilité du contrôle et de la certification des informations inscrites au sein du Registre du commerce et des sociétés. Nous avons élaboré l'architecture technique qui nous permettra d'être connecté à cet organisme unique, suivant les décisions du Gouvernement et les différents schémas techniques proposés.
Le Conseil national s'assurera que tous les greffes recevront de façon très rapide et qualitative les dossiers qui seront transmis par ce portail. Nous souhaitons garantir aux entrepreneurs, en tant qu'officiers publics et ministériels, que ce qui fonctionne aujourd’hui fonctionnera aussi demain. La possibilité pour l'entrepreneur de choisir entre venir physiquement à notre rencontre dans nos greffes, une accessibilité numérique 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, c'est le propre de nos missions de service public actuelles. Cette double casquette a beaucoup de sens et on tient réellement à ce qu'elle puisse être maintenue dans le temps pour rester accessible à toutes et tous, sans exception. Et si la statistique démontre qu'il y a un recours croissant aux démarches en ligne, il faut aussi garantir une égalité d'accès au service public de la justice, sur l'ensemble du territoire et pour tous les citoyens.

A.-P. : Dernièrement, estimez-vous qu’il y ait eu une plus forte culture d'entreprise ?
T. D. :Nous avons communiqué sur notre Bilan national des entreprises portant sur l'année 2021, qui s'appuie sur les données du Registre du commerce et des sociétés, contrôlées par les greffiers et qui sont donc les informations récoltées au plus près du terrain, dans l'ensemble des territoires. Nous avons pu confirmer le rebond de l'année 2020, 2021 ayant été une année de résilience, avec une forte augmentation de créations d'entreprises, de 30 %, qui doit être mise en miroir avec le nombre de radiations d'entreprises, relevant majoritairement de décisions volontaires des dirigeants, qui évolue à peu près dans les mêmes proportions. Cela doit nous inviter à une forme de mesure et de recul sur l'analyse de ces chiffres. Il y a des secteurs très porteurs autour du numérique, du transport et de la livraison à domicile, mais où l’on enregistre parfois autant d'entreprises fermées volontairement que de créées. En plus d’une vision de la création et des fermetures d'entreprises, ce bilan national apporte un éclairage sur les procédures dites “collectives”, ouvertes lorsque les entreprises rencontrent des difficultés. On retrouve le triptyque du métier de greffier tribunal de commerce : accompagner le chef d'entreprise tout au long de son projet, de sa création à sa disparition, qu'elle soit volontaire ou liée à des difficultés qui amènent malheureusement à la disparition de l'entreprise.
Tout l'intérêt de ce bilan et de notre positionnement, ancrés dans les territoires au plus près de la vie économique des entreprises, est de donner un éclairage très précis aux décideurs et acteurs économiques locaux.
A.-P. : Peut-on s'attendre à une continuité de la crise économique, malgré le rebond qu'on a vécu,
avec la crise ukrainienne actuelle ?
T. D. :De la même manière que pour la crise sanitaire où nous n'avions aucun point de repère préalable, la crise que l'on rencontre aujourd'hui est inédite. Aussi, il est très difficile de faire des prédictions sur son évolution et son impact à court, moyen et long termes sur notre économie. Je pense qu'il est encore trop tôt même pour envisager les effets des mesures prises à l'encontre de la Russie et de la Biélorussie. Avec notre observatoire statistique, nous allons pouvoir suivre avec précision les éventuelles répercussions de cette crise géopolitique et internationale sur notre tissu entrepreneurial.
Notre profession est, par ailleurs, mobilisée dans le dispositif national de défense de la souveraineté économique et de transparence de notre pays. Nous avons un rôle préventif de contrôle a priori des informations qui sont ensuite mises à disposition du public. C’est le principe même du Registre du commerce. Nous remplissons ainsi une mission de police économique, visant à identifier au plus tôt d'éventuels agissements frauduleux, liés à des tentatives de fraude fiscale, de blanchiment de capitaux ou bien encore de financement du terrorisme.
En 2022, nous comptons faire des propositions pour approfondir nos missions en ce sens. Il reste des mailles du filet national à resserrer et notre profession a quelques recommandations à formuler, notamment dans le cadre des élections présidentielles et législatives à venir. Par exemple, en France, il n'existe pas de registre des personnes politiquement exposées, ce sont des sociétés privées qui détiennent ces registres qui sont consultés par les assujettis à la lutte contre le financement du terrorisme et le blanchiment de capitaux. La profession se propose donc de le tenir. Nous avons aussi différentes propositions relatives au monde associatif, dont certaines structures isolées peuvent malheureusement servir de vecteurs de blanchiment. Nous proposons de rattacher les associations à un registre de publicité légale, bénéficiant du même niveau de contrôle que le registre du commerce et les sociétés, assuré sous notre responsabilité pleine et entière. L'idée étant de les protéger et de leur apporter un cadre sécurisant et de confiance.
A.-P. : Vos registres n'intègrent-ils pas déjà des associations ?
T. D. :Nous avons deux types d'associations qui sont déjà inscrites au Registre du commerce et des sociétés. Ce sont des associations très spécifiques, soit qui ont pour activité le change manuel, soit qui émettent des obligations depuis plus de deux ans. Nous disposons déjà effectivement de la capacité juridique à traiter et à immatriculer un certain nombre d'associations. L'idée étant d'étendre le dispositif à toutes celles qui ont une activité économique, qui emploient des salariés, qui disposent déjà d'un numéro SIREN et qui, pour certaines d'entre elles, sont dotées d'un commissaire aux comptes. Cela leur permettrait d'exister officiellement et de pouvoir répondre assez simplement et rapidement à des projets nationaux, de répondre à des appels d'offres, etc.
Notre proposition vise à sécuriser les associations pour elles-mêmes, à sécuriser l'action de l'État et des partenaires de ces associations, et à apporter le bénéfice de la transparence économique et de la sécurisation des relations d'affaires qui est notre ADN.
Nous avons par ailleurs des chantiers sur l'année 2022-2023 qui nous sont confiés par l'État comme le registre des sûretés mobilières, qui doit être bâti pour le 1er janvier 2023, preuve de la confiance de l'État à notre égard, inscrite dans le prolongement de la loi du garde des Sceaux, dite loi Confiance dans l'institution judiciaire. De la même manière, depuis le 1er janvier, les greffes des tribunaux de commerce sont compétents pour les inscriptions des hypothèques maritimes sur la façade littorale française métropolitaine et en Outre-mer.
Nous assurons une délégation de service public qui fonctionne, qui ne cesse de se moderniser et qui a fait ces dernières années toute la démonstration de sa pertinence. Nous invitons aujourd'hui la puissance publique à nous confier d'autres missions.
A.-P. : En vue de la présidentielle, quelles sont vos propositions à soumettre aux différents candidats ?
T. D. :Nos propositions sont assez naturelles. Notre souhait premier est de maintenir la qualité de service qui est aujourd'hui offerte aux usagers.
La Défenseure des droits, Claire Hédon l'a récemment rappelé : l’égalité d'accès aux services publics doit être une priorité. Nos propositions aux différents candidats visent à rappeler que le maillage territorial des greffiers des tribunaux de commerce, et au-delà, des tribunaux de commerce, a une véritable utilité au quotidien. Nous souhaitons nous assurer que les projets de demain ne seront pas entièrement numériques, car nous souhaitons rester accessibles à toutes et tous physiquement, au plus près des usagers. Le service public doit s'adresser aux citoyens, et en l'occurrence aux chefs d'entreprise ou aux justiciables, il doit aller vers eux. Nous proposons aussi de s'appuyer sur le modèle du tribunal digital, que nous avons ouvert en avril 2019 et qui fonctionne très bien, pour d'autres pans de la justice comme, par exemple, la justice civile. Nous proposons de réutiliser nos outils, qui bénéficient aujourd'hui de notre agilité de professionnels libéraux, qui nous permet de bâtir des outils sur mesure qui correspondent aux besoins et aux orientations du service public, tout en maintenant l'accès physique au greffe.
Une autre proposition concerne le tribunal des affaires économiques. Les tribunaux de commerce ont en effet la charge de traiter les litiges entre commerçants et dirigeants de sociétés commerciales. Il y a sans doute d'autres pans d'activités qui mériteraient d'être traités directement par le tribunal de commerce.
A.-P. : Vous plaidez pour un renforcement du rôle du tribunal de commerce. Passe-t-il aussi par un renforcement des effectifs, notamment des juges ?
T. D. :C'est un des enjeux des États généraux de la justice, lancés par le président de la République, qui disposaient d'un atelier sur la justice économique et sociale. Lorsque le comité Sauvé rendra son rapport et ses perspectives, nous y verrons un peu plus clair sur ce qui peut être envisagé. Le sujet des moyens de la justice, au sens général, fait régulièrement l’objet de demandes d'amélioration. Si je me cantonne au périmètre que je connais, la justice commerciale fonctionne aujourd'hui. Nous avons une justice commerciale française qui, en Europe, n'a pas à rougir ni de ses délais ni de sa qualité. Les juges bénévoles des tribunaux de commerce sont des personnes engagées et je ne crois pas que cela remette en cause la qualité de ce qui peut être traité par les juridictions consulaires.
Nous travaillons, par ailleurs, au renforcement de l'aspect disciplinaire et déontologique de nos missions avec notre ministère de tutelle, ceci dans le cadre des dispositions réglementaires de la loi confiance. Cet encadrement a fait ses preuves. C'est aussi l'occasion aussi de rappeler qu'en France, nous avons une justice qui fonctionne, même si elle peut bien sûr toujours être améliorée.
Rappelons que la justice commerciale a été la seule en France à avoir continué à fonctionner lors du premier mois du premier confinement de 2020. Dès le 1er avril, nous tenions des audiences en visioconférence, parce que notre modèle d'entrepreneurs du service public, qui s'appuie sur notre statut d'officiers publics et ministériels, nous a permis de déployer ces nouveaux outils rapidement. Ainsi, les juges ont pu continuer à aider et à accompagner les chefs d'entreprise qui rencontraient des difficultés à ce moment-là.
A.-P. : Quels sont les projets de la profession ?
T. D. :Nous suivons de près le chantier de l’open data des décisions de justice qui doit être réalisée d’ici fin 2024. Nous participons donc activement au déploiement de ce dispositif aux côtés de la Cour de cassation, du ministère de la Justice et des juges consulaires. Au-delà de l'invervention des greffes, cela va impliquer que les décisions rendues par les tribunaux de commerce soient transmises à la Cour de cassation qui aura la charge de leur anonymisation avant leur mise à disposition du public. Cet effort de transparence voulue par le Gouvernement sera aussi, je crois, une des clés de la promotion de cette justice commerciale française.
Au plan des sujets numériques, nous sommes investis depuis déjà trois ans sur la blockchain, qui est le monde de demain de la diffusion de l'information légale sur les entreprises. Le registre du commerce français est le premier registre en Europe à être interfacé à travers une blockchain. Nous avons en effet lancé une expérimentation depuis plusieurs mois maintenant et nous sommes en cours de déploiement sur l'ensemble du territoire. L’intérêt étant là aussi de contribuer à l'effort de transparence et de sécurisation de la vie économique, puisque la mise à disposition d'une information sur la blockchain assure une pleine sécurité à l'utilisateur final. Nous sommes donc ici sur un enjeu de totale transparence et d'information 100 % accessible au public, aux assujettis de la lutte anti-blanchiment, tels que les établissements bancaires ou d'assurance. Le registre des sûretés mobilières a aussi vocation à s'inscrire dans ce dispositif technologique.
Enfin, cette blockchain pourra être interconnectée avec d'autres blockchains d'autres États membres de l'Union européenne. Nous faisons la promotion de tout ce qui se fait en France auprès de nos homologues européens. Ce lien permet de valoriser ce que l'on sait faire, de partager des idées et d’améliorer l'ensemble des dispositifs européens. n