« Sur les cinq dernières années, entre novembre 2015 et novembre 2020, exactement la moitié du temps a été vécue en état d'urgence », a lancé Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d'État, mercredi soir dans son discours d'ouverture du nouveau cycle d'étude de la Haute Cour administrative, juste avant de céder la parole à l'ex-Premier ministre Bernard Cazeneuve, au célèbre procureur général François Molins et à la philosophe Monique Canto-Sperber, et avant même que la nouvelle tombe.
En effet, au même moment, le Premier ministre annonçait officiellement le retour de l'état d'urgence sanitaire.
Retour à un régime d'exception
Trois mois après être sortie de « ce régime d'exception qui suscite d'énormes controverses et continue de poser aux juristes de redoutables questions théoriques », selon Bruno Lasserre, la France sera dès samedi 17 octobre à nouveau sous le joug de ce régime dérogatoire.
« Un mal nécessaire qui n'empêche rien au fait que ça reste un mal », souligne Monique Canto-Sperber, philosophe et directrice de recherche au CNRS.
De fait, cet état d'exception défini par le décret n° 2020-1 257 du 14 octobre dernier, présenté au Conseil des ministres le jour même et publié au Journal officiel du lendemain, permet au Gouvernement de déroger au droit commun, comme il l'avait fait entre le 23 mars et le 10 juillet dernier.
Une possibilité de sortir du cadre légal classique qui reste toutefois très encadrée. Dans ce cas-là, il est primordial que « l'Etat soit sous un contrôle puissant » et doive « rendre des comptes », rappelle avec vigueur Bernard Cazeneuve, ayant eu à connaître l'état d'urgence lorsqu'il occupait les fonctions de ministre de l'Intérieur. Le contexte n'était alors pas sanitaire mais relevait de la lutte contre la menace terroriste.
Encore une fois cette année, les Pouvoirs publics font appel à un régime d'exception pour lutter contre la pandémie.
À circonstances exceptionnelles mesures exceptionnelles ?
« Vu le code de la santé publique, notamment son article L. 3 131-13 ; Considérant qu'eu égard à sa propagation sur le territoire national, telle qu'elle ressort des données scientifiques disponibles qui seront rendues publiques, l'épidémie de covid-19 constitue une catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population, justifiant que l'état d'urgence sanitaire soit déclaré afin que les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu puissent être prises », précise le décret du 14 octobre 2020.
Quand on étudie la genèse de ce régime d'exception, on constate que les autres situations où l'état d'urgence, prévu par la loi du 3 avril 1955, a été déclaré n'ont absolument rien à voir, et sont très diverses. Ce régime a en effet été mis en place quatre fois en près de soixante ans : guerre d'Algérie en 1958 ; troubles en Nouvelle-Calédonie entre 1985 et 1987 ; émeutes en banlieue en 2005 ; et attentats terroristes en 2015.
Si « certaines situations sont si graves qu'elles rendent nécessaire de s'écarter du cadre normal des Pouvoirs publics », explique Bruno Lasserre, ce dernier alerte toutefois sur le recours « trop fréquent » à cet outil d'exception ces dernières années et s'interroge sur sa nécessité et son efficacité.
« Je crains que l'Etat ne puisse pas longtemps faire illusion sur sa capacité à protéger les citoyens », a même déclaré le vice-président du Conseil d'État.