Les professions libérales se retrouvent malgré elles dans un projet de Loi destiné à la croissance et à l’économie tendant notamment à libérer l’activité des professions réglementées juridiques, de surcroît de manière précipitée, puisque tout effort de concertation avec les formations représentatives et/ou syndicales n’a pas fait changer d’avis le ministre de l’économie. Celui-ci se déclare convaincu (il est bien le seul, en tout cas chez les professionnels libéraux) du bien fondé de la réforme, car elle va dans le sens de l’intérêt général (traduisez celui des consommateurs). Le Conseil national des barreaux a beau s’affirmer comme le seul interlocuteur, ce qu’il est, d’autant que le Barreau de Paris a fait part de manière retentissante de son absence lors de la manifestation du 10 décembre écoulé, le ministre a fait savoir qu’il ne se laisserait pas impressionner par la rue, qu’il ne cède pas aux protestations et aux invectives.
S’il s’agit d’une protestation, s’agit-il pour autant d’invectives ?
Bref, il faut d’abord observer que les professionnels libéraux, et particulièrement les avocats, ne demandent rien. Ils sont également surpris de se trouver, pas seulement en compagnie des autres professionnels juridiques et judiciaires, mais surtout dans un ensemble de dispositions qui concernent le reste de la société sans qu’il y ait une quelconque unité avec leur propre activité. Cela affaiblit en outre la lisibilité de toutes protestations car l’opinion, globalement favorable au projet, a été forgée sur la seule mesure phare du projet d’ouverture des « magasins » le dimanche.
L’une des dispositions phares concernant la profession d’avocat vient de la volonté de création de l’avocat en entreprise. Sur le sujet, il ne s’agit pas d’une guerre entre avocats judiciaires et ceux du juridiques, ni d’une guerre de Paris-Province, cela concerne tout simplement les fondements mêmes de la notion d’avocat qui tend à être affadie, voire détournée de sa libéralité de structure – l’indépendance, alors que non seulement elle (la profession) ne le nécessite pas, mais qu’elle ne le souhaite pas, ainsi que l’a réaffirmé une nouvelle fois avec vigueur le Conseil national des barreaux le 3 octobre dernier, par une majorité largement significative de 50 c/23, ce qui exclut les clichés Paris/Province – Juridique/Judiciaire – pauvres/nantis.
Le barreau de Paris et un syndicat continuent à affirmer que c’est l’avenir de la profession, mais globalement celle-ci n’arrive pas à comprendre comment il restera de la clientèle si les avocats se mettent à travailler directement chez celle-ci. Dès lors à côté des grands cabinets, généralement de structure anglo-saxonne, et les avocats de l’aide juridictionnelle traitant avec honneur, mais sans reconnaissance, les affaires des plus démunis et leur procurer accès au Droit, se trouvera un « marché » - selon l’expression moderne - qui sera fortement dégraissé de tout ce qui est rentable, l’entreprise, pour laisser un groupuscule d’avocats traditionnels, judiciaire, prononcé de manière péjorative, pour traiter les quelques affaires de particuliers qui ne se seront pas regroupés en association dans l’action de groupe !
Le sujet réapparaît régulièrement, comme s’il était de nature à soulager tous les maux de la profession. Pourtant, il sera observé que Madame Taubira, ministre de la Justice, est particulièrement discrète sur la question ; c’est que vraisemblablement elle aurait préféré du ministre de l’Economie une dotation budgétaire qui puisse permettre d’améliorer sensiblement les fonds alloués à la Justice de façon à avoir plus de magistrats et plus de greffiers pour diminuer significativement le temps d’attente d’une solution judiciaire, temps-facteur d’aggravation des situations, et particulièrement néfaste à la sécurité juridique et à la croissance… Le Conseil national des barreaux a donc dû le 3 octobre dernier dire à nouveau non au projet d’avocat en entreprise. Que dire de mieux ; le ministre aurait pu s’en inspirer, mais il a préféré utiliser des avis divergents désunissant la profession pour maintenir son projet. Pourtant, hormis dans ces époques de crise, la profession a finalement assez peu communiqué sur l’avocat et le juriste d’entreprise, et sur l’avocat en entreprise.
La création d’un statut d’avocat en entreprise est bien sûr une question importante et en son temps le rapport Darrois (dont M. Macron n’était pas éloigné) s’était exprimé clairement sur ce point à la demande de la profession, mais non pas comme une proposition d’innovation. Il n’y a pas eu de manifestation d’enthousiasme sur ce point, pas plus que de rejet apparent, hormis syndical ; témoignage d’une minorité silencieuse, peu disposée à faire plus que bougonner et prête à subir un nouvel « inéluctable ». En outre, la présence toujours fantomatique des rapports Attali laissait le sujet en suspens, plutôt comme un corps « E.T », que comme un glaive prêt à s’abattre… La représentation de la profession, à savoir, le Conseil national des barreaux, s’était déjà exprimée par un communiqué en date du 26 août 2009 accueillant globalement et favorablement les orientations exposées par le rapport Darrois, mais son communiqué avait fait preuve d’une prudence extrême dès lors que le mot « juriste d’entreprise » ou « avocat en entreprise » ne s’y trouvait pas expressément et qu’il était simplement évoqué, après mention des autres professionnels du Droit, notaires et magistrats, en vue de faire émerger « une véritable communauté de juristes », sans même invoquer directement l’entreprise. C’est dire que la réponse ne paraît pas évidente, si tant est que la question soit bien posée. Jean-Michel Darrois et sa commission avaient proposé que des juristes qui auront passé le diplôme d’avocat puissent exercer en entreprise.
Qui peut être contre, puisque c’est déjà le cas… En réalité, le problème a trouvé son expression actuelle le jour où le Conseil National des Barreaux a voulu, en assemblée générale, examiner la question de l’intégration des juristes d’entreprise compte tenu des discussions en cours à l’époque avec les représentants de ces professions (le cercle Montesquieu (l’élite) et l’association des juristes en entreprise), c’est-à-dire avec l’ensemble des professionnels du Droit exerçant leur savoir faire juridique à l’intérieur des entreprises. En effet, en 2004, un groupe de travail avait été mis en place par le ministère de la justice sur le rapprochement avec des juristes d’entreprise, groupe de travail composé des représentants des deux professions. Une Commission ad hoc avait donc été saisie du problème au Conseil National sous la présidence d’André Boyer, membre du bureau et ancien bâtonnier de Lyon, laquelle avait conduit ses travaux en replaçant l’avocat au centre de la problématique de « rapprochement avec les juristes d’entreprise » ; le débat s’était progressivement replacé sur l’exercice de l’avocat en entreprise.
Dès lors la question n’était plus politiquement correcte. A priori personne ne peut être contre, que les avocats exercent en entreprise, en cette qualité ? Mais en quelles qualités ? L’avocat peut-il utiliser toutes ses qualités intrinsèques pour exercer en entreprise ? Serait-il toujours à égalité avec les autres avocats, ceux du secteur indépendant, ou doit-on créer une espèce spéciale, voire protégée, sur un tableau « B », ce qui semble radicalement incompatible avec l’esprit de la robe qui représente l’égalité entre tous et à l’égard des tiers. C’est que dans le même temps la Commission prospective du même Conseil National des Barreaux, sous la présidence du charismatique Président de l’ACE, Jean-Jacques Uettwiller, s’interrogeait de son côté et de manière apparemment bien séparée, sur la grande profession d’avocat. Que la mission de l’avocat soit « duale », en accordant tout à la fois la solution juridique et en participant à l’élaboration de la norme de Droit (en participant à la création de la jurisprudence), personne ne peut être contre non plus, renforcer l’influence de la profession, changer notre positionnement, résister et/ou profiter de la dérégulation. professionnaliser la conduite de la profession…
Qui peut être contre également !
Si élargir la profession c’est l’ouvrir à des professions voisines, ce n’est pas vraiment un signe d’ouverture vers de nouveaux usagers du droit, lesquels sont déjà « en mains ». Celles-là sont déjà pourvues, les entreprises, de leurs juristes internes, et avec qualité. Qu’irions-nous y chercher ? Qu’irions-nous leur apporter sur la pratique du Droit ? Toute l’ambiguïté du débat résulte de cette dichotomie entre une pratique élargie de l’article 98 du décret d’une part, et de l’indépendance dans le lien de subordination d’autre part. Mais pas dans un marché nouveau qui est déjà pris. En séparant la réflexion dans ces deux voies, le président Michel Benichoui (président du Conseil national) avait alors fait preuve de son habileté politique pour éviter de front un refus et trouver une solution, à la manière de Lagardère (1) « si tu ne vas pas aux juristes, les juristes iront à toi»… (2). Pourtant, être avocat et devenir juriste est déjà quelque chose de fréquent, d’abord parce que, par leur formation, les avocats diplômés sont recherchés par les entreprises dès la sortie des écoles d’avocats. Avec leur expérience en plus, certains atteignent même des niveaux de direction juridique, voire de direction générale, que beaucoup d’avocats restés dans la profession envient parfois tout en restant drapés dans leur robe. Et puis la profession libérale d’avocat, dont l’indépendance est l’apanage principal, se paie parfois rudement sur le plan du rythme de travail, voire des conditions de travail, et le statut du juriste salarié est souvent envié, ce qui justifie que bon nombre d’avocats quittent la profession pour exercer en entreprise. Il n’y a donc pas besoin d’un texte pour cela. A l’inverse, devenir avocat quand on est juriste exerçant en entreprise, n’est certes pas aussi facile. Cependant, l’article 98 du décret permet à tout juriste justifiant de diplômes et de 8 années d’expérience professionnelle, d’intégrer la profession d’avocat. Une fois que c’est acquis, les allées et venues sont possibles encore que sur le plan du social en général, et des retraites en particulier, cela ne favorise guère le salarié. A l’époque où la profession d’avocat n’a plus de stage et où le jeune diplômé n’a plus besoin de l’expérience acquise sous l’aile tutélaire du maître pour pouvoir exercer, ces conditions d’accès peuvent paraître surannées. Mais que le juriste puisse intégrer la profession d’avocat ne pose pas de problème en soi, mais qu’il devienne et reste avocat en entreprise est une autre question ; un mélange des genres qui semble nécessiter une dose sérieuse d’esprit de progressisme pour le progressisme et non plus seulement pour la prospective. La difficulté n’est pas seulement intellectuelle - que l’avocat ait un double statut…
Vouloir s’ouvrir à de nouveaux marchés en intériorisant ceux qui exploitent déjà ces marchés est la preuve par neuf que c’est une fuite en avant. On ne crée pas un marché de la sorte ; on utilise celui qui existe déjà sans valeur ajoutée. Il n’y a pas plus de travail pour la future ancienne profession d’avocat ; le chiffre d’affaires global de la nouvelle profession sera celui des deux marchés fusionnés et sera exploité par les deux anciennes professions devenues une. Mais le débat chemine… et comme souvent dans ce type de débat, c’est la querelle des anciens et des modernes. Une partie y voit une chance, l’autre considère qu’on y perd son âme. Pourtant, faut-il mélanger les genres ? Faut-il même qu’à l’intérieur des professions libérales exerçant le Droit la fusion soit la solution à la recherche du marché ? Chacun a ses spécialités et ses spécificités ; gommer la concurrence interprofessionnelle ne donne pas plus de marchés que dans l’autre solution.
Mais au fait, pourquoi être avocat en entreprise ?
Pour pouvoir opposer à son employeur l’attribut essentiel du défenseur, à savoir, son secret professionnel. Il n’est pas certain que Madame Parisot (3) (qui avait déjà refusé que les parties soient assistées d’un avocat lors de l’entretien en vue d’un licenciement conventionnel), et aujourd’hui Monsieur Gattaz, apprécie que ces juristes d’entreprise refusent de lui faire part de la discussion qu’ils ont eue avec leur adversaire, juriste-avocat, exerçant en profession libérale, au prétexte de leur secret professionnel, alors qu’elle considérera, à juste titre, que ledit secret ne soit dû qu’à elle en tant que cliente. Et l’avocat libéral considérera peut-être que son homologue en entreprise sera en conflit de secret professionnel à son égard quand il cherchera à transiger. Osera-t-il lui écrire ou reconnaître par écrit les principales dispositions d’une négociation ou d’un futur protocole d’accord avant que les échanges officiels interviennent ? Les échanges entre avocats, juriste et juriste-avocat ne devront-ils donc qu’être oraux pour pouvoir être confidentiels ? Le client n’aura-t-il pas une nouvelle fois l’impression que tout se passe sans qu’il puisse avoir un quelconque contrôle ? La confiance a un prix, certes, mais à ce point, cela n’est pas raisonnable !
Le problème du secret professionnel prouve que sur une des qualités essentielles du professionnel libéral il est une fois encore impossible de marier la carpe et le lapin.
Pourtant le barreau de Paris s’y était essayé à l’époque avec beaucoup d’à propos et sans dogmatisme car il avait permis dans sa résolution sur l’exercice de la profession d’avocat en entreprise, lors de sa séance du 21 juillet 2009, de comprendre toutes les ambiguïtés de la situation qui serait créée (4). Comment admettre que l’avocat en entreprise puisse avoir des missions d’aide juridictionnelle et de commission d’office. Sur ses RTT ? Ou son temps syndical ? Pourquoi faut-il encore une dérogation sur la multi-postulation en région parisienne pour éviter de coller à la notion du siège de l’entreprise ? Pourquoi l’employeur paiera-t-il en plus des autres les cotisations diverses et variées de notre profession ? Et nos assureurs admettront-ils que par l’effet d’une cotisation collective ils aient à prendre en charge les conséquences dommageables des actes accomplis au détriment de l’employeur ? Il n’y aura donc plus de licenciement pour faute puisque toute faute sera assurée…
Comment l’employeur pourra-t-il accepter qu’il n’y ait pas lien de subordination ?
Comment admettrons-nous qu’il puisse y avoir des interférences de conventions collectives entre la convention des avocats salariés et celle de l’entreprise ou de la branche dans laquelle l’avocat exercera en entreprise ? Et comment croire qu’une fois admis – c’est-à-dire que l’on ne reviendra plus sur la question même si elle s’avère désastreuse,… d’aucun pourront à nouveau en appeler à la modernité en réclamant que finalement il puisse plaider comme tout un chacun dans la profession ! Bref, que de complications, que de brouillage inutile puisque censé aller vers un marché qui est déjà occupé, notamment par d’anciens futurs-nouveaux avocats. Peu ont fait valoir jusqu’à présent leur position ; la Confédération Nationale des Avocats – CNA - qui a demandé au Conseil National d’organiser un référendum (5) sur la question et entend également s’opposer à l’introduction des capitaux extérieurs dans le capital des sociétés d’exercice professionnel, et le syndicat des avocats de France – SAF -, pour lequel la recherche de marché pourrait constituer une inévitable perte d’identité.
- Même si le projet de referendum n’a pu être accepté par le Conseil national, représentant déjà en lui-même la profession devant les pouvoirs publics, la demande de la CNA démontre que la mission légale du CNB peut toucher sa limite dès lors qu’une question touche non pas à l’avenir mais aux principes essentiels et consubstantiels de la profession – en d’autres lieux, on ferait appel au « Parlement » ou aux Chambres réunies !
Quant à l’UJA, elle est mesurée, par un non à la fusion avec les juristes d’entreprise, mais un oui à la possibilité pour l’avocat de travailler en entreprise, ce qui peut représenter une quadrature de cercle, mais pas un « non possumus ». Et le client dans tout ça ? Certes, l’avocat en entreprise n’en aura pas, puisque son seul client, c’est son employeur. Mais toute l’ambiguïté n’est-elle pas justement là ? Bref, le sujet doit rester purement intellectuel. Il ne peut s’agir d’un sujet en voie d’aboutissement. Le client, qui en définitive est le seul maître de la situation, n’y verra pas clair et l’employeur ne s’y retrouvera pas, et à vouloir grossir ne prendrons-nous pas le risque de la grenouille et du bœuf (6), perdre notre identité, sans gagner un marché. Faut-il s’entêter à trouver des solutions iconoclastes à toutes fins, sans que tout un chacun puisse y percevoir un intérêt, ou individuel, ou collectif. Il y a des moments où il faut savoir s’arrêter et regarder dans une autre direction ; les vrais problèmes ne manquent pas… Comme l’introduction des capitaux extérieurs ; il y a déjà des modes de financement par le crédit extérieur ! Pourquoi faudrait-il que les fournisseurs de crédit soient à l’intérieur ? Pour les intéresser au résultat ? lequel pour eux n’est que financier, et lier l’activité d’avocat qui ne peut être liée par nature ! Dans l’état d’esprit actuel, devra-t-on considérer comme avocat tout étudiant en Droit ayant réussi ses diplômes et exerçant une activité professionnelle en rapport direct avec ceux-ci ? Devra-t-on aider financièrement l’installation d’un jeune en obérant son indépendance ? Esprit d’Albert Brunois, où es-tu,… quand tu écrivais en 1973, à propos de l’honoraire de résultat « l’indépendance nécessaire de l’avocat requiert qu’il ne soit à aucun instant associé à son client… (7) ».
Certes le résultat, même financier, est important pour tout un chacun, mais il ne peut devenir une fin en soi dans une entreprise qualifiée de libérale justement pour la distinguer, par son indépendance, de l’entreprise commerciale dont le résultat est l’unique objet. Se financer par l’extérieur, c’est s’assumer, être soi, sans arrières pensées… à l’égard du client qui, informé, pourrait s’interroger à juste titre sur le véritable intérêt de son défenseur, ou de son « conseilleur » lequel, comme chacun sait, n’est pas son « payeur ». Pour reprendre l’expression utilisée sur d’autres domaines de projets de modifications, faut-il bouleverser ce qui fonctionne ? La profession d’avocat, en tant que profession libérale, fonctionne et n’appauvrit pas l’économie de telle sorte qu’il faudrait relancer sa croissance par une modification de sa substance…
- « Le Bossu » Paul Feval (père)
- AG du CNB des 11 et 12.02.2005
- Présidente du MEDEF
- Séance du 21 juillet 2009
- http://www.cna-avocats.fr
- Jean de la Fontaine, fable « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf »
- Dalloz 1973 p. 249