Dès lors, la sécurisation du lien entre création, innovation et rémunération est essentielle. Cette sécurisation passe par l'attribution certaine de la propriété de la création à son auteur. L'enjeu du droit de la propriété intellectuelle est donc d'assurer un lien juste et efficace entre l'auteur de la création, le titre de propriété relatif à cette création, et la rémunération induite par cette dernière.
Ce lien est particulièrement important pour les pays industrialisés qui trouvent la source de leur croissance non dans la production de masse, mais dans l'innovation et la création proposées par leurs industries. Pour favoriser la croissance, il s'agit donc d'inciter à l'innovation en garantissant l'attribution de la rémunération liée à cette innovation.
Dans un environnement où l'information circule de plus en plus vite, il est primordial d'offrir aux créateurs, aux auteurs ou aux artistes, un cadre propice au développement de leurs œuvres et cela passe par (i) une sécurisation accrue de la propriété de leur œuvre d'une part, (ii) la garantie d'une juste rémunération issue de leur création d'autre part.
C'est tout l'enjeu du droit de la propriété intellectuelle moderne. La Blockchain pourrait-elle alors être une réponse à ce nouveau défi de taille ? Tout d'abord, il s'agit de se demander ce qu'est la Blockchain.
Cette technologie permet d'enregistrer et de stocker des transactions, des actions et par extension, des créations. Elle constitue une nouvelle base de données à laquelle chacun peut accéder et contient tout l'historique des échanges effectués entre les utilisateurs. Au regard du droit de la propriété intellectuelle, la Blockchain est particulièrement intéressante pour son caractère infalsifiable et irréversible : elle garantit la non-perversion des données.
Comment la Blockchain s'articule-t-elle avec le droit de la propriété intellectuelle ?
En matière de droit de la propriété intellectuelle, les litiges relatifs au titre de propriété des œuvres et innovations sont récurrents. Plusieurs difficultés se posent alors. Comment identifier l'auteur véritable de l'œuvre ? Comment prouver l'antériorité de la création ? A qui doit revenir le droit de propriété lié à la chose ? La Blockchain pourrait ainsi apporter un début de réponse à toutes ces questions.
Dans un premier temps, elle offrirait la possibilité d'enregistrer en une ou plusieurs fois, une création, une idée ou un concept dans un système décentralisé, sécurisé et pour une durée illimitée. Cela est particulièrement important en matière de propriété littéraire ou artistique, pour laquelle une protection n'est accordée que du fait même de l'existence d'une création.
Grâce à la Blockchain, la création serait ainsi « gravée dans le marbre », par le biais d'une empreinte numérique unique, immuable. Tout à chacun aurait alors accès à l'information en se connectant aux registres virtuels. Une simple connexion internet serait nécessaire.
Prenons l'exemple d'un artiste auteur/compositeur. Celui-ci pourrait, tout au long du processus de création de son œuvre, inscrire irréversiblement les différentes avancées dans une forme de registre public. Avant même la sortie de son album, sa musique existerait aux yeux de tous grâce à la Blockchain.
Bien sûr, un dilemme se pose à cette étape de la réflexion. Révéler son œuvre ou son innovation au cours de sa création ne représente-t-il pas un risque accru, dans la mesure où cela revient à révéler le processus de développement de l'innovation, ainsi que l'existence même d'une potentielle innovation ou création dans un domaine spécifique ?
Il reviendra alors à chacun de développer sa propre stratégie et d'arbitrer entre (i) protéger sa création en ayant recours au secret professionnel et à la confidentialité d'une part – au risque que quelqu'un dépose un droit de propriété sur cette création avant son auteur – et (ii) utiliser les outils à disposition comme la Blockchain – au risque alors de révéler à tout le monde sa « recette de fabrique ».
Dans un second temps, la Blockchain constitue une véritable révolution de la preuve, « nerf de la guerre » en matière de propriété intellectuelle. Grâce à cette technologie, chaque action nouvelle, chaque inscription, est codée au sein de la Blockchain, et ainsi horodatée : l'information est associée de manière irréversible à une date et une heure précises.
De plus, une fois l'inscription réalisée, cette dernière est infalsifiable et irréversible. Dès lors, la preuve de l'antériorité de la propriété des droits est simplifiée. Le mode de preuve offert par la Blockchain a une force probatoire accrue, notamment dans le cadre d'un litige touchant à l'attribution des droits d'auteur, de brevet ou de marque.
Faut-il être un créateur/programmateur pour bénéficier de ce régime de sécurité renforcé ? Heureusement non ! De nombreuses start-ups travaillent d'ores et déjà au développement d'application permettant de déposer son innovation simplement, tandis que l'encryptage du dépôt dans la Blockchain est réalisé automatiquement.
C'est notamment le cas de BlockchainyourIP, résultat d'un partenariat entre une start-up de la Blockchain d'une part, et Maître Jérôme Legrain, Huissier de Justice à Paris d'autre part. L'objectif de cette start-up innovante est de permettre aux entreprises de se pré-constituer des preuves de leur création et leur l'innovation en anticipant un potentiel litige porté devant les tribunaux français. Concrètement, l'huissier vérifie de façon indépendante la preuve Blockchain grâce à des outils adaptés et établit ensuite un procès-verbal constatant la parfaire conformité de cette preuve.
Néanmoins, si la Blockchain peut servir de preuve, il n'en reste pas moins qu'elle ne délivre pas de droits de propriété. Il sera également nécessaire d'effectuer un dépôt auprès de l'institution dédiée – en France, l'Institut National de la Propriété Intellectuelle (« Inpi ») – pour tous les droits de propriété intellectuelle dont le fait générateur est l'acte de dépôt. La Blockchain est alors un complément au dépôt national.
Concernant les droits d'auteur, la réalité est tout autre. L'auteur de la création jouit sur l'œuvre d'un droit de propriété du « seul fait de sa création » : le fait générateur est ici la création. Aucune formalité n'est ainsi requise, et la preuve de l'antériorité peut être rapportée par tous moyens.
Dès lors, pour asseoir la preuve de son antériorité, il pourra être utile d'avoir recours à une enveloppe Soleau auprès de l'Inpi, à une constatation d'huissier ou au dépôt auprès d'un agent assermenté. En parallèle, la preuve de l'inscription d'une œuvre dans la Blockchain pourrait jouer un rôle probatoire non-négligeable en contribuant à certifier l'acte de création. Plus encore, c'est au cours de l'exploitation du titre de propriété, en cas notamment d'action en contrefaçon, que la Blockchain pourra s'avérer être un élément de preuve substantiel.
On soulignera cependant que la Blockchain n'est pas encore un mode de preuve reconnu stricto sensu par le législateur français, ni par les tribunaux : en France, aucune juridiction ne s'est encore appuyée sur la Blockchain pour rendre un jugement. On notera au demeurant que la France se veut précurseur puisque par les ordonnances n°2016-520 du 28 avril 2016 et n°2017-1674 du 8 décembre 2017, elle a officiellement reconnu la Blockchain dans le domaine financier. A quand sa reconnaissance en matière de droit de la propriété intellectuelle ?
La Blockchain associée aux Smart Contracts, une simplification des relations contractuelles ?
Enfin, la Blockchain a également pour vertu de simplifier le lien entre l'auteur de la création et la rémunération induite par cette dernière. En couplant la technologie Blockchain à la technologie des Smart Contracts, les créateurs pourraient être automatiquement rémunérés pour leur travail. L'association de ces deux technologies offrirait dans le même temps une répartition plus efficace des royalties.
Mais qu'est-ce qu'un Smart Contract ? Il s'agit d'un contrat intelligent qui, relié à la Blockchain, s'exécute automatiquement lorsque les conditions requises à son exécution sont remplies, ces dernières étant enregistrées par la Blockchain.
Dans le domaine de la musique par exemple, l'utilisation de cette technologie permettrait aux artistes d'être rémunérés directement, sans passer par des labels ou autres intermédiaires. C'est le public qui rémunèrerait l'artiste en temps réel, et sans intermédiaire, par un paiement électronique effectué grâce à une crypto monnaie. Si l'on reprend l'exemple de notre auteur/compositeur, celui lui-ci pourrait charger sa musique sur une plateforme. Une fois cette étape réalisée, à chaque téléchargement de la musique par un utilisateur, la rémunération revenant à l'artiste serait instantanément versée, comme prévu par le Smart Contract mis en place au préalable entre l'artiste et la plateforme.
La Blockchain simplifierait également la répartition des profits entre co-auteurs, si le morceau composé est maintenant le résultat d'un travail collaboratif et indistinct de deux auteurs-compositeurs. Ces derniers prévoient contractuellement de partager les bénéfices liés à leur œuvre à 50/50. Dès lors, dès que le morceau serait téléchargé, 50% des royalties seraient directement versés à chacun de ces deux auteurs-compositeurs.
Sur le même principe, la Blockchain facilite le financement participatif en donnant la possibilité de retracer plus facilement le financeur et de le rémunérer à hauteur de sa participation. Un bon outil pour encourager la création !
La Blockchain, en tant que (i) élément probant, (ii) moyen d'enregistrement et de protection des droits de propriété intellectuelle, (iii) élément de gestion des droits sur les œuvres numériques, pourrait sous peu révolutionner le droit de la propriété intellectuelle.
Chronique « Droit, Juriste et Pratique du Droit Augmentés »
Cette chronique a pour objectif, de traiter de questions d'actualité relatives à cette transformation. Dans un contexte où le digital, le big data et le data analytics, le machine learning et l'intelligence artificielle transforment en profondeur et durablement la pratique du droit, créant des « juristes augmentés » mais appelant aussi un « Droit augmenté » au regard des enjeux et des nouveaux business models portés par le digital.
L'EDHEC Business School dispose de deux atouts pour contribuer aux réflexions sur ces sujets. D'une part, son centre de recherche LegalEdhec, dont les travaux – reconnus – à l'intersection entre le droit et la stratégie, et portant sur le management des risques juridiques et la performance juridique, l'amènent aujourd'hui à lancer son nouveau projet A3L (Advanced Law, Lawyers and Lawyering). D'autre part, ses étudiants, et en particulier ceux de sa Filière Business Law and Management (en partenariat avec la Faculté de droit de l'Université Catholique de Lille) et de son LLM Law & Tax Management, dont la formation et les objectifs professionnels les placent au cœur de ces enjeux du digital.