A.P. : Depuis combien de temps vous consacrez-vous aux investigations anticorruptions ? Pratiquiez-vous déjà des enquêtes interne avant la loi Sapin 2 de décembre 2016 ?
David Père : Tout à fait. Les enquêtes internes sont de façon globale un phénomène relativement nouveau en droit pénal des affaires, mais restent antérieures à la loi Sapin 2.
Je suis avocat depuis 2005, et à l'époque, on voyait parfois des enquêtes menées par des cabinets de conseil et on était un peu surpris parce que ça ne correspondait pas du tout à la culture française d’une part, et que, d’autre part, c’était souvent réalisé sans garanties procédurales.
Quand j'ai commencé à travailler c'était donc vraiment une pratique très exotique qui s’est démocratisée ces dix dernières années, du fait de l’internationalisation des échanges et des moyens de communication mais aussi des recommandations des grands organismes internationaux type Banque mondiale ou ONU.
Par ailleurs, le développement de la justice négociée fait aussi qu’il y a de plus en plus d’enquêtes internes car ça permet d’obtenir un peu plus de clémence de la part des autorités de poursuites. Enfin, le fait que le budget et les moyens de la Justice et de la police soient en forte baisse pousse les entreprises à agir de leur côté afin d’avancer plus rapidement et de respecter le rythme des affaires.
Affiches Parisiennes : En quoi ce nouveau projet de guide publié par l’AFA est-il inédit ?
D. P. : Ce guide est quelque part la reconnaissance d’une pratique qui n’était pas codifiée, car jusqu’à présent les enquêtes internes n’étaient pas du tout réglementées, c’était une sorte de droit mou. Nous pouvions uniquement nous référer aux vade mecum de l’ordre du barreau de Paris ou bien au guide du Conseil national des barreaux.
Il est donc inédit en ce qu’il pose un cadre officiel de référence venant d’une autorité publique autour d’une pratique en plein essor dont les entreprises s’emparent de plus en plus. Il précise ainsi qui doit les faire, comment, dans quelles circonstances et avec quelles conséquences.
« Ce guide est la reconnaissance d’une pratique qui n’était pas codifiée »
Pour moi, il y aura un avant et un après parce que, maintenant, si on ne suit pas les recommandations de l’AFA, je pense que les avocats de la défense n’hésiteront pas à le souligner pour décrédibiliser notre enquête.
Il était important de réglementer ce phénomène juridique nouveau afin d’en niveler la pratique par le haut. Pour nous, c’est très positif.
A.P. : Pendant sa phase de création, ce guide a fait l’objet d’une mise en consultation auprès des acteurs concernés. Avez-vous, ou vos clients, participé à sa rédaction ?
D. P. : Non, pas cette fois car il nous semblait bien fait et tout à fait raisonnable. En revanche, nous avions beaucoup participé précédemment en déposant des contributions au guide sur les diligences anticorruptions pendant les fusions-acquisitions.
A.P. : Quelle est selon vous la philosophie et les spécificités pratiques de ce guide pour les entreprises et les investigateurs ?
D. P. : Ce guide a vocation à permettre aux organisations d’être mieux accompagnées dans la mise en œuvre d’une enquête interne dans le respect des droits et libertés individuelles. Il institue notamment les procédures et protections des individus, dont les lanceurs d’alerte, à respecter. Il pourrait servir de référent, y compris devant les juridictions judiciaires. Il s’attache ainsi à détailler les faits générateurs justifiant le déclenchement de l’enquête interne, son déroulement et les mesures à prendre en fonction du résultat.
Le guide précise ainsi, comme le recommandait d’ailleurs l’ordre du barreau de Paris, que si la société fait appel à un avocat pour réaliser l’enquête interne, il faut que ce-dernier soit différent de celui assurant la défense pénale de l’entreprise ou des salariés visés par l’enquête.
« L’enquête interne offre à l’entreprisela possibilité de sortir d’une crise par le haut »
Ce que j’ai trouvé particulièrement intéressant c’est l’évolution vers la reconnaissance des droits des personnes entendues dans une enquête interne. Dans le projet de loi Gauvain, un article visait le cas où une enquête interne se déroulait concomitamment à une enquête judiciaire et proposait alors d’accorder aux personnes entendues dans le cadre de l’enquête interne des droits quasiment similaires que ceux placés en garde à vue. Le guide de l’AFA ne va pas aussi loin mais suggère quand même d’accorder des droits et garanties procédurales aux personnes auditionnées comme la confidentialité, l’information et que le compte-rendu de l’entretien puisse être relu et signé par le salarié.
Enfin, ce que j’estime être le plus intéressant c’est que l’AFA définit les principes directeurs de l’enquête interne qui sont la loyauté et la proportionnalité, l’application du principe du contradictoire, la discrétion et le respect de la présomption d’innocence, et le respect du RGPD pour les enquêtes dites d’« eDiscovery » utilisant des moyens technologiques permettant le traitement massif de documents numérisés. Ces principes sont très importants car si on les suit à la lettre ils renforcent la crédibilité de l’enquête et protègent les avocats comme leurs clients.
A.P. : Appliquiez-vous déjà peu ou prou ces principes directeurs dans votre pratique ?
D. P. : Nous oui, chez Addleshaw Goddard, évidemment. Surtout le respect du contradictoire, de l’indépendance, la loyauté et la discrétion. Mais je ne peux pas parler pour tout le monde et je trouve que c’est bien de les rappeler car c’est dans l’intérêt de tous.
A.P. : Le guide précise-t-il les modalités d’enquête et de protection des droits à respecter auprès des salariés auditionnés ?
D. P. : Tout à fait. Le principe de stricte proportionnalité des moyens d’enquête mis en œuvre au regard du but recherché doit amener en permanence le responsable de l’enquête à maintenir l’équilibre entre le droit des employés au respect de leur vie privée et la bonne marche de l’entreprise. Ainsi, l’AFA précise que l’employeur dispose du droit de prendre connaissance de documents détenus par un salarié dans son bureau, même en dehors de sa présence, par exemple une clé USB, à condition qu’aucune mention n’en signale le caractère personnel, et que le recours à la vidéo-surveillance est possible sous certaines conditions.
A.P. : Combien d’avocats investigateurs êtes-vous en général lorsque vous menez une enquête ?
D. P. : ça dépend de la taille de l’entreprise. Généralement, on vient à trois associés, spécialisés en droit social, en conformité et en pénal, parce que ce sont des matières imbriquées en cas d’enquête anticorruption et que la question est parfois juste disciplinaire ou relève bien du droit pénal. Nous sommes donc trois avocats a minima, mais nous pouvons être beaucoup plus. Par exemple, s’il faut faire 30 entretiens en une semaine on peut venir à 15.
Cependant, comme mener une audition est délicat et demande d’être diplomate et expérimenté et de faire preuve d’un certain tact, nous faisons attention à faire conduire les auditions par des avocats adaptés aux différents profils des personnes entendues.
A.P. : Dans le cadre de la Paris Arbitration Week, le cabinet d’avocats Baker McKenzie a publié ses prévisions 2022 sur l’évolution des litiges mondiaux révélant que 82 % des entreprises interrogées craignent une enquête externe cette année et que la majorité anticipe une hausse de leurs contentieux. Constatez-vous ces mêmes préoccupations auprès de vos clients ?
D. P. : Oui, bien sûr, la crainte du régulateur est de plus en plus grande chez nos clients. Ils se sentent assaillis de règles françaises, américaines et internationales et anticipent davantage les enquêtes des autorités de poursuites.
C’est d’ailleurs pour cela que les enquêtes internes se multiplient, et ce n’est pas forcément mauvais pour les entreprises car l’investigation peut parfois se révéler positive pour elles car ça montre qu’elles sont prêtes à se confronter et à résoudre leurs problèmes. C’est d’ailleurs une grande attente des salariés qui ont besoin qu’elles respectent leurs valeurs, leurs codes et se facent justice entre guillemets.
Souvent, quand l’enquête interne est bien faite, elle permet à l’entreprise de communiquer en toute transparence avec ses salariés et le public et de régler ses problèmes sans les enfouir sous le boisseau, ce qui est très sain. Finalement, elle offre la possibilité de sortir d’une crise par le haut.