Affiches Parisiennes : Comment fonctionne la commission Transmission que vous présidez ?
Jean-Luc Scemama : La commission est bien entendu composée principalement d’experts-comptables. Elle accueille aussi des avocats. Elle a une double vocation. Premièrement, elle sensibilise nos confrères experts-comptables à notre rôle en matière de transmission d’entreprise, qui est de plus en plus conséquente et à laquelle nous devons être plus sensibles dans nos cabinets, notamment via des outils que nous créons comme l’e-book que nous venons de mettre en ligne, et des formations, des matinales et des débats. Deuxièmement, elle montre, en dehors de la profession, que les experts-comptables ont une compétence, une expérience et une présence à tenir, et qui compte dans ce secteur, d’autant qu’il s’agit d’une activité qui nécessite souvent de la pluridisciplinarité. Nous ne travaillons pas seuls, mais avec des avocats, des notaires, des banquiers, etc. Donc, c’est une activité qui se joue en interne et en externe.
Pour ma part, j’ai créé cette commission au Conseil de l’Ordre de Paris, puis je l’ai pilotée au niveau national au sein du Conseil supérieur, où j’ai eu la chance d’initier au niveau national un réseau avec des autres professionnels
– avocats, notaires, et chambres de commerce et des métiers, Bpifrance, le CRA —, pour favoriser l’interconnexion et la complémentarité des activités.
A.-P. : La transmission d’entreprise est un véritable relais de la vie économique, surtout aujourd’hui alors qu’on parle beaucoup de relance. Comment se situe l’activité de transmission en cette période post-crise ?
J-L. S. : Chacun a pu voir que, dans cette crise, beaucoup d’entreprises ont eu des soucis d’activité ou de financement, et que les Pouvoirs publics ont essayé de soutenir, tant au niveau de l’emploi que de leur trésorerie. Mais, à mon avis, il ne faut pas se cacher derrière les apparences. Les entreprises sont encore sous perfusion financière, car les prêts vont devoir être remboursés avec des efforts importants. L’entreprise vit, non pas grâce à des prêts ou à des soutiens ponctuels, mais grâce à une activité.
La relance, c’est un mot-clé qui nécessite une offre et une demande. A défaut de demande, l’entreprise peut se retrouver en manque d’activité. Je crois que, dans certains secteurs, des entreprises risquent de se trouver en difficulté, sans soutien, avec une difficulté d’activité. Il faudra donc les accompagner, notamment pour qu’elles puissent bénéficier des aides à la relance, afin de maintenir, autant que possible, les emplois.
En fait, le poids de la transmission d’entreprises ne concerne pas que les entrepreneurs qui vont prendre leur retraite, elle concerne tout le monde. Schématiquement, d’abord une entreprise qui se porte bien et, qui dispose d’une trésorerie confortable a le choix entre le placement à terme en banque, même si le taux de rendement est particulièrement faible actuellement, et la distribution de dividendes aux actionnaires. C’est une alternative classique. Cependant, elle peut aussi l’utiliser pour développer ses compétences en interne ou en externe, notamment à travers le développement par croissance externe. J’y crois beaucoup. Par rapport à d’autres pays, la cartographie des entreprises françaises fait état d’une proportion conséquente de très petites entreprises. Nous avons besoin de créer des entreprises plus importantes. Nous avons moitié moins d’ETI que l’Allemagne. Je crois qu’il y a un besoin de compétences et de complémentarités pour booster la croissance externe des entreprises. Il est donc nécessaire, je crois, que nos entrepreneurs se mettent en veille pour se développer, via la croissance externe.
Par ailleurs, il y a aussi le cas de l’autre volet, les petites entreprises qui doivent faire face à l’arrêt prévu, pour raison de limite d’âge de leur dirigeant. En effet, un chef d’entreprise de 75 ans aura beaucoup moins l’écoute de son banquier pour des investissements que lorsqu’il en avait 35 ou 40. Peut-être est-il aussi moins ouvert à l’innovation et au développement que lorsqu’il était plus jeune. Or, je crois à la complémentarité et l’utilité des différentes générations dans l’entreprise pour bénéficier, en même temps, de l’expérience et de l’innovation. Il faut aussi se préoccuper de la question de la transmission de l’entreprise assez tôt. Si le dirigeant attend d’être malade ou très âgé pour y penser et reste le seul maître à bord, sans préparer sa succession, cela pourrait être une catastrophe au plan patrimonial, économique et social.
Il est donc vivement recommandé d’arriver à anticiper et à préparer les choses, même s’il s’agit d’un exercice psychologique sensible pour inciter à préparer la suite… Et nous, experts-comptables, qui exerçons en proximité quotidienne auprès des chefs d’entreprise, nous sommes les mieux placés pour les accompagner à se poser ces questions. Il faut du temps. On dit qu’il faut presque une dizaine d’années, en tout cas au moins trois à cinq ans pour réussir un projet de transmission. Je dis souvent que, dans nos portefeuilles clients, il y en a certainement au moins un sur cinq qui pourrait envisager soit une croissance externe, soit la préparation de la transmission.
Dans nos portefeuilles clients, il y a certainement au moins une entreprise sur cinq qui devrait, soit envisager une croissance externe, soit la préparation d’une transmission.
A.-P. : C’est effectivement la situation des entreprises classiques, mais qu’en est-il des start-up que les fondateurs veulent souvent vendre ou transmettre très rapidement ? Vous occupez-vous des cas de figure de ce type ?
J-L. S. : Oui tout à fait, et nous avons vu une évolution intéressante par rapport à ce type d’acteurs. Il y a une génération de chefs d’entreprise, assez proches de la retraite, voire un peu plus, et dont l’entreprise reste « leur bébé », au centre de leur vie, de telle sorte et qu’ils ont du mal à envisager sa transmission, par attachement « vital » à « leur » entreprise.
Contrairement à eux, les générations, qui ont entre 30 et 40 ans, n’ont pas cette perception. Ces jeunes entrepreneurs considèrent l’entreprise comme un outil. Ils préfèrent être les développeurs, plutôt que les gestionnaires. Ils ont initié un projet, une idée, qu’ils ont réussi à rendre opérationnelle à travers une entreprise qu’ils ont créée, puis ils développent d’autres projets. La cession de ces entreprises n’est pas motivée par l’arrêt de leur activité. Ils vendent, non pas pour prendre leur retraite, mais pour se consacrer à un nouveau projet. Nous constatons donc cette évolution extrêmement intéressante de transmission d’entreprises de jeunes dirigeants, qui en sont parfois à leur troisième cession à seulement 35 ans. Il me semble que cela peut ouvrir de belles opportunités, notamment aux grandes entreprises ou aux repreneurs qui n’ont pas cette faculté de créer, comme des cadres d’entreprise qui ont perdu leur emploi et disposent d’un capital, à la suite d’un plan social, mais qui ont encore la capacité et la volonté de diriger une activité. La reprise peut alors être un nouveau départ.
A.-P. : Quel est votre rôle en tant qu’expert-comptable ?
J-L. S. : Notre métier d’expert-comptable est un métier de conseil et d’accompagnateur de nos clients qui nous font confiance et à qui nous devons porter une attention et un conseil très pratique, pragmatique et opérationnel. En matière de transmission et de reprise d’entreprise, tout n’est pas que financier ou juridique. Il y aussi une dimension psychologique, d’où l’importance d’être à l’écoute et de donner des conseils adaptés. Souvent, quand on a un peu d’expérience dans ce métier, on se rend compte que notre plus-value se trouve dans l’expérience cumulée de tous les cas que l’on a pu voir dans notre activité. Chaque entreprise est unique, mais le fait de travailler pour 50, 100 ou 200 clients nous permet d’observer et d’analyser. Nous en tirons des expériences et des leçons. Notre force est ainsi de permettre aux chefs d’entreprise clients d’éviter des erreurs que l’on a déjà vues ailleurs et de gagner du temps pour réussir.
C’est une des richesses de notre métier, qui est passionnant, et que peu de gens connaissent. Finalement, nous avons beaucoup d’intimité avec nos clients qui nous font partager, non seulement leurs comptes d’entreprise, mais aussi leur vie, leurs rêves, leurs succès, leurs échecs. Cette proximité est très enrichissante.
A.-P. : Vous avez évoqué le fait que dans la commission, vous travaillez aussi avec des avocats. Que pensez-vous de l’interprofessionnalité dans ce secteur ?
J-L. S. : Là, je dis oui à 300 %. Celui qui pense être seul capable, en tant que conseil, de réussir une transmission d’entreprise se trompe, s’illusionne à mon avis sur les attentes et les besoins du cédant. N’oublions pas que nous sommes au service de nos clients et que nous devons leur apporter le meilleur service.
Bien sûr, nous avons des compétences plurielles, en matière fiscale et nous pouvons faire beaucoup de choses, mais pour rédiger une garantie d’actif et de passif, par exemple, il vaut mieux avoir un spécialiste qui en a rédigé des centaines et qui pourra établir celle qui conviendra parfaitement au cas particulier, car chaque cession est spécifique. Donc, je crois qu’il faut mettre en jeu les compétences complémentaires de chacun ; prendre le meilleur de ce qu’on sait faire les uns et les autres. C’est d’ailleurs ce que l’on fait déjà dans nos cabinets en nous enrichissant de collaborateurs ou de partenaires qui ont des compétences précises.
Je dis souvent qu’on est condamné à réussir. Et comment fait-on ? Avec une bonne communication, une bonne équipe regroupant les compétences nécessaires, au service de la confiance donnée par le client.
Parfois, nous devons refuser certaines missions, si nous considérons ne pas être en capacité de bien les traiter. Par exemple, si demain on vient me proposer un dossier de cession de magasin, j’orienterais le client vers un de mes confrères qui a davantage d’expérience en la matière. Une des bases de notre métier est la déontologie. Avant d’accepter nos missions, nous devons nous assurer de disposer de la compétence, des moyens et du temps requis pour la traiter au mieux. Nous n’oublions jamais que nous sommes au service de nos clients.
A.-P. : Bel exemple de cette collaboration interprofessionnelle, le Salon Transfair, mis en place par l’Ordre des experts-comptables de Paris Ile-de-France, la CCI, la Chambre des notaires et l’Ordre des avocats de Paris, est-il toujours un succès ?
J-L. S. : Je connais bien Transfair parce que j’y participe depuis sa première édition. Lorsque l’on a imaginé ce projet, il a été initié avec nos amis notaires. Il s’est ensuite progressivement ouvert à d’autres professions et à la Chambre de commerce de Paris, qui gérait une manifestation similaire. Nous sommes ravis qu'elle nous ait rejoints et enrichi le projet collectif. Transfair, c’est aujourd’hui le seul salon dédié à la transmission d’entreprises. Il permet des rencontres, des échanges et du transfert de savoir, avec des consultations pour informer et éclairer cédants et repreneurs.
Qui dit salon, dit présence d’exposants — banquiers, experts, intermédiaires, etc. —, mais aussi et surtout des ateliers pratiques pour aborder différents points techniques, juridiques, fiscaux et économiques qui intéressent les cédants ou les repreneurs. Il y a, en plus, des consultations gratuites proposées par les professionnels de la transmission pour enseigner sur des points spécifiques que viennent exposer des cédants ou des repreneurs. C’est donc un événement extrêmement important parce qu’il apporte une palette de réponses à ceux qui s’interrogent pour reprendre ou pour céder.
Les professionnels qui l’organisent ont l’expérience des différentes facettes à traiter et en plus ont l’expérience de l’interprofessionnalité, puisque même pour l’organisation du salon, différents types de professionnels sont mobilisés, de façon complémentaire, sans rivalité, dans l’intérêt des visiteurs.
A.-P. : Pourquoi cet événement est-il resté régional ? A-t-il été dupliqué dans d’autres régions ?
J-L. S. : Je ne crois pas. Ce que je peux vous dire, c’est qu’à Transfair, qui a donc lieu à Paris, nous avons des visiteurs, repreneurs ou cédants, qui viennent de plusieurs régions de France, voire d’outremer, car ce salon est assez unique et répond à des attentes. J’ai essayé de créer des réseaux interrégionaux à l’époque où j’avais en charge ce sujet au niveau national. J’avais donc pris mon bâton de pèlerin et visité des responsables régionaux, communiqué, incité. Cela a pris dans certaines régions, avec des formats différents, mais pas partout. Toutefois, il existe dans beaucoup de régions de France des associations qui se sont montées avec différents professionnels et des banques pour aider ici ou là à la reprise et la cession d’entreprise. Les chambres de commerce et les avocats font aussi un gros travail.
Aujourd’hui, nous voyons bien qu’au-delà du déplacement physique, il y a beaucoup d’informations et de choses qui se font à distance, grâce à internet et aux réseaux sociaux. On a même créé un site Transfair qui est nourri de beaucoup d’informations et de conférences qui éclairent les chefs d’entreprise. Ceci étant, rien ne vaut le contact humain, la compréhension et la prise en compte du cas particulier.
A.-P. : Cette année, la conférence plénière du salon qualifie la transmission d’entreprise de catalyseur de la relance économique. Êtes-vous optimiste quant à ce rebond ?
J-L. S. : S’adapter et agir au mieux est une démarche saine. Quand on est dans la difficulté, dans la crise, on subit beaucoup de choses. Je crois qu’il est alors important de prendre du recul. Dans la difficulté, chacun est polarisé, concentré sur ce qu’il subit. Nous vivons dans un monde où tout va très vite et où il y a des excès quelquefois dans la communication. Mais force est de constater que le monde est né avant nous et existera encore après nous.
Donc oui, je suis extrêmement confiant sur la suite. Il faut simplement trouver les bons outils, s’adapter, et si une erreur est commise, il ne faut pas, à mon sens, hésiter à la corriger au plus tôt pour que ça fonctionne mieux, comme dans toutes les politiques économiques ou sociales d’un pays. D’ailleurs, le propre d’un chef d’entreprise, c’est d’être confiant car, s’il ne l’est pas, il aura du mal à motiver ses troupes tous les jours. Il faut savoir donner du sens à ce que nous faisons, c’est notre travail au quotidien.
Je vous dit cela parce que nous sommes les témoins de l’implication quotidienne de nos clients qui se battent et surmontent les difficultés. Je ne veux pas sous-estimer l’impact de la crise, qui n’est pas seulement économique, notamment lorsque l’on constate que nous sommes très dépendants en termes de matières premières. Le chemin naturel est de gagner plus d’autonomie. La mondialisation a eu des effets très bénéfiques et certaines dérives, tant au plan économique que des approches organisationnelles. Effectivement, aujourd’hui on achète des produits d’origines très diverses. Donc, dans cette compétition devenue mondiale, des petites entreprises peuvent réussir très vite. Il n’y qu’à voir la capitalisation boursière des plus grandes entreprises actuelles, qui sont, en fait, assez récentes. Il faut de l’organisation.
Cependant, nous ne pouvons pas dire que cette pandémie nous a mis KO, parce que ma conviction est que dans toute difficulté, dans toute épreuve, il y a des opportunités. Nous allons donc sortir plus forts de cette crise, avec une meilleure compréhension et de nouveaux modes de travail. Nous nous s’adaptons à beaucoup de choses, notamment grâce aux visioconférences et au télétravail.
L’homme a cette capacité à se réinventer et je pense sincèrement qu’on est « condamné » à réussir. Pour cela, il faut y croire et il faut s’en donner les moyens, matériels, financiers et humains. Nous disposons des ressorts pour rebondir qui vont nous permettre de réussir la relance nécessaire, qui a déjà commencé dans certains secteurs d’ailleurs !