Affiches Parisiennes : Comment jugez-vous les ordonnances concernant la loi Travail ?
Frédéric Sicard : Sur le fond, je dirai que le bilan est globalement positif, mais il reste compliqué à faire. Il y a à la fois du pour et du contre. Il y a surtout une raison d'être qui n'est pas du tout celle qui est affichée. Nous avons interrogé les avocats parisiens. Le sondage est très clair. Un peu à l'image des Français, les confrères admettent mal la barémisation des indemnités prud'homales. L'idée que les dommages et intérêts soient encadrés surprend les juristes français, d'autant que l'on sait que, dans la pratique, quand les condamnations sont lourdes, c'est que la faute est lourde. Le juge trouvera bien le moyen de régler la question. Pour moi, fixer un barème est une fausse nouvelle. Il n'est pas du tout certain qu'il soit applicable. Cela vaudra sans doute une QPC l'année prochaine. Elle devrait être “peut-on limiter l'appréciation du préjudice au seul critère de l'ancienneté ?”. C'est là une question fameuse. J'ai l'impression que si le Conseil constitutionnel répond par l'affirmative, le juge gardera la possibilité d'indemniser sur d'autres fondements. En revanche, s'il l'invalide, le sujet sera clos.
A.-P. : Que se passera-t-il dans le cas où le Conseil constitutionnel valide le texte ?
F. S. : Nous aurons alors d'autres préjudices comme celui de santé, de notoriété ou de défaut de qualification, qui viendront s'ajouter. D'autant que le même texte prévoit, ce qui est très important pour les juristes, une exception en cas d'atteintes aux libertés fondamentales. Je signale au passage que ces dernières sont quand même beaucoup plus importantes que la petite liste des harcèlements. C'est le droit à la santé – qui couvre le harcèlement, mais pas seulement –, le droit d'expression, et c'est aussi, pour moi, l'atteinte à la dignité, comme le stipule l'arrêt de Morsang-sur-Orge (dans l'affaire des spectacles de « lancer de nains », le Conseil d'État a considéré que le respect de la dignité de la personne devait être regardé comme une composante de l'ordre public, ndlr). Donc, en résumé, si l'on passe l'étape de la validation, l'exception dans ce texte est telle que cela va faire du travail pour les avocats.
A.-P. : Est-ce la seule partie des ordonnances qui risquent de donner du travail aux avocats ?
F. S. : Certainement pas. Les nouvelles techniques de négociations collectives vont aussi donner beaucoup de travail aux avocats. Car, les ordonnances ne constituent pas une simplification, mais un changement de paradigme. C'est un changement de la clé de lecture de la hiérarchie des normes qui va surtout donner la possibilité de négocier avec des élus non syndiqués dans les TPE. Le droit collectif arrive ainsi dans les petites entreprises et c'est vraiment fondamental. En cas de dénonciation d'usage ou d'engagement unilatéral, une série de jurisprudences disent “vous respectez un préavis, vous prévenez les salariés et vous négociez s'il y a des syndicats”. Vous pouvez à présent négocier, même s'il n'y a pas de syndicat dans l'entreprise. L'obligation de dialogue social devrait donc se généraliser, ce qui est logique puisqu'elle est dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.
En fait, ce changement de paradigme ne va pas simplifier la vie des employeurs en leur imposant une nouvelle forme de démocratie sociale et en les obligeant à gérer les relations humaines à travers le dialogue social. Compte tenu de la complexité en termes de RH et en termes de droit, il faudrait sans doute mieux que les chefs d'entreprise prennent conseil ou souscrivent un abonnement auprès d'un spécialiste de droit social choisi au sein du barreau.
Je soutiens depuis plusieurs années la thèse qu'il serait assez logique que les petits employeurs aient un correspondant avocat qui fasse à la fois du droit du travail et des RH, parce que les deux sont mêlés, et que nous réfléchissions à la déontologie de cet avocat. Il doit avoir un contrat et son engagement doit être très important puisqu'il soutient l'entreprise à la fois sur ses dossiers de court et moyen termes, mais aussi sur une politique et une stratégie de long terme.
A.-P. : Pensez-vous qu'avec ces ordonnances, les droits des salariés sont préservés ?
F. S. : Nous le verrons à l'expérience. Il est vrai qu'il ne va pas être facile de trouver des slogans cohérents pour ponctuer les prochaines manifestations.
On peut tout d'abord manifester contre la libéralisation des CDD… Mais ce n'est pas ce que dit l'ordonnance. Cette dernière précise qu'on pourra étendre les définitions des cas de recours dans les branches. Cela ne pourra donc se faire qu'avec l'accord des organisations syndicales. Il y a sans doute un peu plus de souplesse, mais de là à parler de précarité… Ce n'est pas le bon calicot.
La deuxième ordonnance ne dit pas “non” aux syndicats. Elle dit s'il y a un syndicat dans l'entreprise, c'est lui qui gagne ; s'il n'y en a pas cela peut être les élus. Le deuxième calicot serait “Non au non-syndicat !”.
Si vous revenez sur le contrat de mission, vous avez la même règle que pour le CDD. Il faut que les syndicats soient d'accord et qu'on puisse l'intégrer dans une branche et avec des règles de protection. Vous ne pouvez pas scander “Non au contrat de mission tel qu'il sera encadré par les syndicats”.
Alors, allez-vous organiser un défilé autour de l'unification des institutions de représentation du personnel ? Vous pouvez toujours dire “non à la réunification”, mais l'union ne fait-elle pas la force ? En principe, si les élus connaissent mieux leur mission, ils sont plus forts. On peut penser le contraire, c'est une position politique, mais j'ai tendance à croire que quand on a davantage de mandats, on est mis face à ses responsabilités. Vous pouvez aussi essayer de manifester contre les ruptures conventionnelles économiques… C'est un peu comme si vous vous éleviez contre le divorce à l'amiable.
Reste donc la barémisation. Sur ce sujet, je reconnais qu'il est possible de manifester.
On comprend ainsi la difficulté de mobiliser une intersyndicale sur un sujet qui, globalement, est très technique, et dans lequel il y a des choses favorables et d'autres défavorables. Reste que si j'étais du côté des organisations patronales, j'éviterais de crier victoire parce que, dans son impact, cette loi travail a beaucoup plus d'obligations pour les employeurs qu'on ne le croit et beaucoup moins de réduction des droits des salariés qu'on ne le dit.
A.-P. : La barémisation peut-elle aller vers une limitation des indemnités lorsqu'il y a une négociation ?
F. S. : Oui et non. Tous ceux qui connaissent le système de la barémisation indicative, savent qu'elle nous aide à entamer la discussion. Mais il y a plusieurs cas de figure. Il y a celui qui va accepter le barème, celui qui ne va pas l'accepter, celui qui va vouloir tourner la page beaucoup plus vite donc qui va accepter moins que le barème, celui qui va vouloir davantage parce que son cas est particulier… En revanche, je pense que l'instauration d'un barème de contrainte n'est pas incitative, mais risque au contraire de créer des tensions nouvelles dont on n'a pas vraiment besoin sur un sujet aussi sensible.
A.-P. : On attend à présent une vingtaine de décrets. Vont-ils changer quelque chose par rapport aux ordonnances ? Risquons-nous d'avoir des surprises ?
F. S. : Il va naturellement y avoir des choses intéressantes dans ces décrets. Il y a notamment un sujet qui m'est cher, en lien avec la loi El Khomri ayant renvoyé au juge prud'homal l'examen de l'aptitude ou de l'inaptitude quand elle est contestée. Nous allons vers des simplifications, mais il y a un fait têtu sur lequel les Pouvoirs publics doivent se pencher : qui est l'expert médical auquel le juge peut faire appel lorsqu'on lui dit “il n'a pas la peste, il a le choléra” ? En d'autres termes, sur quelle liste le trouver et à quel prix ?
Tout cela pour vous dire que les décrets ne vont pas altérer fondamentalement le changement de paradigme qu'emportent les ordonnances. Ce seront très probablement des régulations techniques intéressantes pour les juristes, mais pas un motif de manifestation.
A.-P. : Au sein des entreprises, les délégués du personnel vont donc avoir davantage de poids ?
F. S. : Les délégués du personnel ne vont plus être que des gens qui réclament. Ils vont pouvoir co-décider. Les ordonnances renforcent le statut de ces interlocuteurs du chef d'entreprise. Certains seront à la fois délégués du personnel, au comité d'entreprise et au CHSCT – Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ndlr. Vous avez souvent une réclamation dans un dossier individuel qui peut toucher le salaire ou les conditions de travail. Les représentants du personnel deviennent donc des élus avec du pouvoir. De ce côté-là, les nouveaux textes sont plus favorables aux salariés qu'aux employeurs.
A.-P. : Les employeurs vont-ils avoir plus de facilité à licencier ?
F. S. : Pas vraiment. Par ailleurs, il n'est pas démontré que faciliter les licenciements facilite les embauches. Je pense qu'il y a sûrement un effet psychologique lié à la lisibilité du code. Il est plus facile de comprendre et de faire quand les textes sont clairs et bien écrits. Or, le langage du code du travail reste très complexe, comme sa présentation et sa structuration.
A.-P. : Est-ce l'avocat qui va interpréter ce langage complexe ?
F. S. : Il y a plusieurs raisons pour lesquelles l'avocat devrait trouver toute sa place dans les années à venir. Tout d'abord le langage est resté technocratique avec des numérotations bizarres pour le profane. Cette difficulté de lecture requiert le concours d'un avocat. Parallèlement, nous assistons à un vrai changement de paradigme en termes de ressources humaines. Le chef d'entreprise qui ne veut pas gérer ces ressources humaines n'a aucune chance de pouvoir répondre aux obligations du code. Vous avez une vraie généralisation du dialogue social. Il ne faut pas s'en inquiéter, mais le modèle du colonel qui gérait les ressources humaines dans les années 1970 est définitivement mort.
A.-P. : Allons-nous assister à la fin des 35 heures ?
F. S. : Il y a des entreprises qui ont appliqué les 35 heures, mais il y en a autant qui ne l'ont jamais fait. Ils ont juste payé plus pour ne pas avoir à les appliquer. C'est donc la fin de rien. Dans les grandes entreprises, après toutes ces années, trouver des solutions et mettre en place une organisation a été compliqué, vous pensez qu'on va trouver des volontaires pour tout démonter ? Ce que veulent ces entreprises, c'est se développer dans le cadre de leur modèle actuel.
A.-P. : Allons-nous ainsi arriver à l'avocat en entreprise ?
F. S. : Je pense que l'avocat en entreprise n'est pas le responsable des ressources humaines. Dans les grosses entreprises, vous avez nécessairement un service RH qui ne se confond pas nécessairement avec le responsable juridique. Pour moi, vous avez forcément un avocat qui est le conseil interne ; l'in-house counsel des Anglais. Celui-là est l'avocat en entreprise. C'est le juriste stratège de haut niveau qui est en réalité le conseiller éthique et juridique du chef d'entreprise. Il a un rôle d'audit et de conseil en organisation.
A.-P. : Et pour les PME ?
F. S. : On peut imaginer que les PME ne vont pas payer un avocat en interne. Elles vont donc faire appel à un avocat en externe. Dans les grandes entreprises, nous aurons ainsi des in house et probablement ailleurs des correspondants des entreprises. J'imaginais ces derniers multitâches et je me dis que, compte tenu de l'évolution du marché, ils seront certainement spécialisés et qu'ils travailleront peut-être même en équipe. L'un fera le droit des affaires, un autre s'intéressera aux consommateurs et un troisième prendra en charge le droit social.
Tous ces confrères suivent des clients. Chez nous, la théorie du conflit d'intérêts objectif est basée sur le secret. Quand vous suivez un client en droit du travail et que vous lui donnez des conseils en matière de ressources humaines et de stratégie, il y a également un conflit d'intérêts subjectif. Vous n'avez pas forcément de conflit d'intérêts avec le concurrent de ce client, mais il n'est pas raisonnable d'aller conseiller deux entreprises qui ont une même activité, alors que vous ne donnez pas seulement un conseil de droit dans un dossier particulier, mais un conseil de stratégie de long terme.
A.-P. : Les ordonnances sont donc au final une assez bonne chose pour les avocats ?
F. S. : Avant tout, il faut saluer le président de la République qui a tenu ses engagements de campagne. Il y a néanmoins, non pas une erreur juridique, mais une erreur du patronat qui se réjouit de la barémisation des indemnités. Ce n'est réellement ni pertinent ni utile. Ce type d'encadrement n'a jamais été créateur d'emploi. Les autres points des ordonnances changent les modalités de la démocratie sociale et, contrairement à ce que peuvent penser certains, ces mesures ne vont pas libérer les employeurs, mais les amener sur un autre champ de négociation et de discussion. Nous n'allons pas vers la simplification. Nous allons au contraire vers la complexification, mais il faut avoir l'honnêteté de dire qu'elle est nécessaire en droit du travail, puisque les situations sont de plus en plus diverses et compliquées.