« Nous avons été sensibilisés depuis très longtemps à la question du mal-être en agriculture. Nos collègues, lorsqu’ils ne vont pas bien, ont des difficultés pour piloter correctement leur exploitation. Des difficultés personnelles peuvent conduire à des gestes dramatiques pour leurs proches, pour l’environnement et pour la profession. Nous menons un travail important depuis de très nombreuses années », a introduit Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, précisant que la profession avait mis en place des cellules dédiées dans chaque département. Les objectifs de ces organes ? Coordonner l’ensemble des acteurs liés par la problématique, proposer des formations, ou encore travailler sur la détection des difficultés. Il faut dire que sur “Agri’écoute”, la FNSEA a dénombré un peu plus de 3 000 appels en 2022. L'essentiel de ces appels provenait de Bretagne, du Pays de Loire et d’Occitanie. Il y a donc, pour le syndicat, un réel sujet autour de l'élevage, qui pose de grandes difficultés aux exploitants.
Les procédures collectives
Concernant les aspects judiciaires de la question et le sujet des procédures collectives, Éric Dupond-Moretti a rappelé la mise en place à titre expérimental du tribunal des activités économiques (TAE), qui a vocation à être un tribunal unique. Les agriculteurs, aujourd’hui pris en charge par le tribunal judiciaire, pourraient l’être prochainement par ce TAE. « Nous avons pensé qu'il était extrêmement important que vous soyez, en cas de difficultés économiques, pris en charge par cette nouvelle juridiction que nous envisageons de créer. Passer la porte du tribunal de commerce est toujours une épreuve pour le dirigeant en difficulté, mais encore plus pour l’agriculteur, qui peut avoir le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur de ses parents, de ses aïeux », a ajouté le ministre, indiquant qu’il y avait quelque chose sur le plan affectif de bien plus complexe et de bien plus difficile que dans le monde économique classique. « Le nombre de suicides dans l'agriculture est absolument effarant », a-t-il également déploré.
Il faut savoir que peu après sa nomination, le ministre a demandé au président du tribunal de commerce de Marseille de mener une étude sur les mesures et les dispositions prises en amont des difficultés des entreprises. « Plus elles sont prises en charge tôt, plus on sauve les entreprises. Et c'est vrai aussi pour le monde agricole, bien sûr », a-t-il souligné, précisant vouloir médiatiser ces procédures, notamment le mandat ad hoc et la conciliation. « Je vous invite et je nous invite, dans un partenariat plus serré, à faire savoir que ces mesures existent », a ajouté Éric Dupond-Moretti, précisant qu’il était souvent trop tard lorsque l’on franchissait la porte du tribunal judiciaire, en ce qui concerne les agriculteurs, ou celle du tribunal de commerce, s’agissant des autres secteurs d’activité. Le garde des Sceaux a également indiqué vouloir permettre aux juristes salariés des syndicats professionnels d’assister les agriculteurs en difficulté, le ministère d’avocat n’étant pas obligatoire en la matière.

Un travail en lien avec les exploitants
Jean-Denis Combrexelle, directeur du cabinet du garde des Sceaux et ancien président du groupe de travail des États généraux dédié à la justice commerciale, a rappelé le travail entamé précédemment avec la FNSEA, pour permettre à la profession de participer aux réflexions sur le TAE. « L'idée, c'était de dire qu’à partir du moment où l'on voulait créer cette institution qui soit plus efficace, plus préventive et plus prochedes gens, notamment des petites et moyennes entreprises, il était normal d'intégrer, dans son champ de compétence, le monde agricole », a expliqué Jean-Denis Combrexelle.
Pour fignoler le dispositif, une expérimentation sera menée dans une dizaine de tribunaux, de petite, moyenne, et grande taille, durant deux à trois ans. « Nous aurons besoins de vos retours, de dialoguer, de concerter », a-t-il ajouté, précisant que ce travail serait incomplet si les principaux concernés n’apportaient par leur pierre. Il est par ailleurs prévu que les responsables de ce TAE soient sensibilisés aux problématiques propres au monde agricole.
Le dispositif Apesa et le monde agricole
Marc Binnié, greffier associé au tribunal de Saintes, est ensuite intervenu pour présenter le dispositif Apesa, qu’il a co-fondé avec Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien, après avoir constaté l'augmentation des cas de souffrance morale liés aux procédures collectives. Cet outil permet à tout chef d'entreprise qui en éprouve le besoin de bénéficier d'une prise en charge psychologique rapide, gratuite et à proximité de son domicile par des psychologues spécialisés dans l'écoute et le traitement de la souffrance morale. Depuis 10 ans, Apesa a reçu, via ses plus de 5 000 « sentinelles », 9 300 alertes et a pris en charge 5 600 entrepreneurs. Elle dispose de quelque 1 500 psychologues. Son réseau d’association est implanté dans 86 tribunaux de commerces et huit tribunaux mixtes de commerce.
« Les difficultés sont certainement plus profonde pour les agriculteurs », a reconnu Marc Binnié, qui est bien placé pour le savoir, un dispositif de prise en charge spécifique ayant été mis en place en Charente-Maritime. Aussi, le président d’Apesa préconise 10 consultations au lieu des cinq habituelles proposées aux chefs d’entreprises. Pour lui, il faut également que les trois premières consultations soient réalisées sur l’exploitation. « On est vraiment dans la démarche d'aller vers. Il faut arrêter de demander aux gens qui ne vont pas bien de se prendre en charge. Il faut s'en occuper », a-t-il affirmé.
Du point de vue judiciaire, Marc Binnié estime qu’il faudra en finir avec un clivage qu’il juge dépassé, celui qui oppose le civil et le commercial. « Cette réforme permettrait de témoigner qu'il y a des intérêts communs dans le monde économique que l'on doit à peu près traiter de la même manière, au-delà des spécificités dont j’ai parlé », a-t-il expliqué, ajoutant vouloir former « tout le monde » sur le sujet. L’âge moyen des entrepreneurs en difficulté est de 50 ans et le problème touche autant les femmes que les hommes.
« Il est de bon ton d'invoquer l'empathie, la bienveillance, l'humanisme, etc. Mais en fait, il s’agit-là de problèmes essentiellement techniques. Il faut former les sentinelles pour qu'elles puissent simplement demander les yeux dans les yeux à quelqu'un à quel point on doit s'inquiéter pour elles et à quel point éventuellement cette personne a des idées noires. Il faut aussi former, bien entendu, des agriculteurs pour qu'ils sachent comment, à qui on s'adresse et comment on s'organise lorsque l’on a des difficultés », a-t-il estimé. L’idée n’est pas de transformer les sentinelles en psychologue, mais de créer des passerelles entre ces univers parfois éloignés les uns des autres. « Apesa est à la disposition de qui veut bien s'en servir », a conclu Marc Binnié.
Les troubles du voisinage en question
Éric Dupond-Moretti est également intervenu sur le sujet des troubles du voisinage. « Un voisin ne peut pas se plaindre de nuisances qui préexistaient avant son emménagement. Nous allons envisager un texte qui recadre le sujet en septembre prochain », a-t-il précisé. Le ministre de la Justice a également indiqué vouloir mettre en place, si l’expérimentation des TAE était un succès, un enseignement spécifique à l’École nationale de la magistrature. Cette formation serait notamment proposée aux juges consulaires, de sorte que les magistrats soient plus proches du monde agricole et de ses préoccupations.