« Proclamer l’égalité des droits ne suffit plus à réaliser l’égalité des chances ». C’est par ces mots que s’ouvrait, il y a dix ans, le premier rapport de l’Institut Montaigne consacré à la reconnaissance et à l’intégration des minorités, intitulé Les oubliés de l’égalité des chances. Il dressait un constat accablant sur l’exclusion et la discrimination dont étaient victimes les personnes issues de la diversité. Une décennie s’est écoulée faisant éclore une charte de la diversité. Quel bilan tirer des politiques de lutte contre les discriminations mises en œuvre en France ?
Un constat s’impose : même s’il reste encore beaucoup à faire, les discriminations liées à l’âge, au genre et au handicap ont fait l’objet d’une véritable prise de conscience, grâce à la mise en place de politiques évaluées et chiffrées. À l’inverse, en ce qui concerne la lutte contre les discriminations concernant l’origine, la France reste trop souvent « aveugle » – au détriment de sa cohésion sociale.
« Comment peut-on traiter un problème qu'on ne nomme pas ? » s’exclame Jean-Paul Bailly, président d'Entreprise&Personnel, dans ses propos introductifs au débat.
Ces 3e assises de la cohésion sociale brisent le silence et abordent un sujet majeur. « Dans une société où la cohésion n'est plus une évidence et où les rapports entre les individus se complexifient, la confiance dans l'entreprise n'est pas de mise », selon Jean-Paul Bailly. La question de la diversité en entreprise et plus spécifiquement de la diversité ethnique est ambitieuse. Pourquoi a-t-on tant de mal à progresser en la matière alors qu'on en parle depuis longtemps ? Pourquoi la confiance fait-elle défaut ? Notre difficulté à multiplier les bons exemples vient-elle de l'entreprise ou de la société en général ?
Malheureusement, « la France n'arrive pas à faire du travail un facteur de lien social suffisant pour régler les problèmes de discrimination », affirme Sandra Enlart, directrice générale d'Entreprise&Personnel.
Néanmoins, les choses ont évolué. Aujourd'hui 3 400 sociétés ont signé la Charte de la diversité en entreprise contre 300 en 2004. Le management de la diversité se développe doucement mais sûrement. On part du respect de la loi pour aller vers l'image de l'entreprise.
Au cours de la première table ronde intitulée « Quelles pistes pour faire avancer la diversité dans l'entreprise ? » plusieurs solutions ont été proposées pour lutter contre les discriminations liées à l’origine (CV anonyme, CV vidéo, formation des recruteurs et des managers, testings, communication sur les exemples d’intégration réussies, fixation d’objectifs…).
Ce qui est le plus discuté est la mise en place d’outils de mesure de la diversité. Pour certains, comme Jean-Louis Chaussade, directeur général de Suez Environnement et président d'un groupe de travail de l'Institut Montaigne sur la discrimination, il est nécessaire de permettre aux entreprises de déterminer l’origine de ses salariés, tout en anonymisant, pour qu’elles puissent faire leur diagnostic et se fixer des objectifs. Pour lui, « le fait de compter n'est pas discriminer », il déplore que ce type de statistiques reste tabou en France. « On ne saura prouver qu'il n'y a pas d'exagération que si on compte », ajoute Najoua Elatfani, présidente du Club 21e siècle.
Pour d’autres, comme le défenseur des droits Jacques Toubon, qui a conclu les débats, « Il ne faut pas répandre l'idée selon laquelle faute de statistiques on ne peut rien faire. Nous sommes fondamentalement assis sur le principe que l'humanité est une, il n'y a qu'une seule sorte d'hommes et de femmes. C'est pour cela qu'en France, on interdit les statistiques ethno-raciales ». La solution existe en la jurisprudence Airbus de la Cour de cassation de décembre 2012 qui a reconnu la recevabilité des analyses patronymiques. « Par le droit, on peut lutter contre les discriminations et aller vers la marche à l'égalité. »
Faut-il mettre en place des quotas?
La plupart des intervenants sont contre. Si pour Jean-Louis Chaussade (à gauche sur la photo) envisager la mise en place de « quotas modèles » ou d’objectifs est possible, pour Eric Manca (photo), associée spécialiste en droit social du cabinet August & Debouzy, « imposer des quotas c'est faire de l'entreprise une entreprise fautive à la base ». Selon lui, une entreprise est une vie, une somme, elle a besoin de talents et pas de contraintes. Par la contrainte, on n'arrive à rien. Aujourd'hui, c’est malheureux, mais il n'y a qu'un mot d'ordre qui dirige l'entreprise : la responsabilité pénale. D’autant plus que « notre culture ne souhaite pas suivre le modèle américain des quotas », selon Saïd Hammouche, fondateur de mosaïque RH. Ce modèle américain, héritage de l'esclavage puis de la ségrégation, n’est pourtant pas obligatoire mais seulement incitatif, rappelle Laure Béréni, sociologue chargée de recherche au CNRS. Les entreprises sont incitées à élargir leur vivier de recrutement et se fixer des objectifs chiffrés pour améliorer l'accès des minorités aux emplois.
La seconde table ronde intitulée « L'entreprise reflet des difficultés de la société à intégrer ses minorités ? » a montré que les inégalités sur le marché du travail sont le prolongement et la conséquence des inégalités présentes dans l’ensemble de la société, et souvent créées dès le système scolaire.
« Le cœur du problème c'est l'emploi », estime Gilles Kepel, professeur à Sciences Po. « L'éducation est aussi un problème car les individus qui arrivent sur le marché du travail ne sont pas qualifiés. » De fait, le faible niveau d’éducation des minorités ethniques les handicape face au marché du travail où les emplois industriels sont remplacés par des postes de plus en plus qualifiés. Dans son étude sur les habitants de Clichy Montfermeil, où avaient débuté les émeutes ayant déclenché l’état d’urgence à l’automne 2005, il dénonce l’inadéquation entre les formations proposées, les personnes diplômées et le marché du travail en banlieue. De nombreux jeunes ne trouvant pas d'emploi en France, s'expatrient. Certains individus issus des banlieues sont même allés à Dubaï, au Maroc ou en Algérie.
Quelle minorité est-elle la plus discriminée ?
Marie-Anne Valfort, maître de conférences en économie a réalisé des travaux de type testing sur les discriminations religieuses. En 2008, le groupe Casino a réalisé un auto-testing en s'envoyant des CV avec des qualités identiques pour des noms différents. Les candidats qui semblent le plus souffrir de ces discriminations sont d'origine magrébine. Ils ont quatre fois moins de chance d'être embauchés. Cela laisse penser que le réflexe xénophobe n'est pas la seule raison. C'est sûrement l'appartenance à la religion musulmane qui pose problème. La chercheuse a alors réalisé des tests prouvant qu’une Française d'origine sénégalaise a deux à trois fois moins de chance d'être embauchée si elle est musulmane que si elle est chrétienne. Son étude montre qu’ « il y a deux motivations classiques évoquées pour expliquer la discrimination des recruteurs : un goût pour l'entre-soi et des stéréotypes sur les caractéristiques productives inobservées : prières, travail en équipe faible... ».
Il faudrait ainsi informer les chefs d’entreprise sur cet état de fait de la discrimination en France et les inciter à combattre les préjugés.
La présidente du Club du 21e siècle, Najoua Elatfani, qui œuvre pour la promotion de l’éducation en entreprise, croit bien plus en l'audace des entreprises qu'en les Pouvoirs publiques. « Il faut poser les mots et les constats pour faire avancer les choses. » Jacques Toubon (photo) rejoint son raisonnement en rappelant que le dispositif du Défenseur des droits n'est pas là pour faire ce travail car il est en bout de chaîne. « C'est dans la volonté des dirigeants d'entreprise que se situent les choses. »
Ainsi, un nouveau cap de la diversité doit être franchi pour passer d’une logique « curative et défensive » à une approche « inclusive et préventive » selon le Défenseur des droits.