«Oui, nous, avocats, sommes des citoyens, des êtres humains comme les autres. Nous sommes inquiets pour cette deuxième vague. Ce n'est pas de la santé des corps dont nous souhaitons parler aujourd'hui, mais de notre pacte social, qui repose sur la liberté de chaque citoyen », a lancé d'emblée Christiane Féral-Schuhl, la présidente du Conseil national des barreaux (CNB), en introduction de cet e-débat dédié aux mesures sanitaires.
« Le pacte social est-il menacé par ces mesures, certainement nécessaires mais tout aussi certainement liberticides ? La notion de sécurité ne va-t-elle pas supplanter celle de liberté ? », s'est-t-elle interrogée.
Déjà, en 2015, le Gouvernement, alors « dans l'incapacité technique de faire face au terrorisme », avait décrété l'état d'urgence, puis inséré ces mesures dans le droit commun. « Les libertés ont reculé mais la sécurité a-t-elle augmenté pour autant ? », a poursuivi la présidente du CNB, pour qui les restrictions aux libertés, prononcées alors que la France se retrouve dans un état de faiblesse provoqué par une crise sans précédent, sont « très certainement parmi les plus drastiques de toute l'histoire de la République ».
Si selon un sondage, 76 % des Français seraient prêts à renoncer à leurs libertés pour faire face à la crise sanitaire, il appartient aux avocats de rappeler quelques évidences : selon Christiane Féral-Schuhl, toute atteinte aux libertés doit être provisoire et proportionnée, ne peut relever que du Parlement et doit pouvoir être contrôlée par le juge constitutionnel, et, dans son application, par le juge judiciaire.
« Il n'est pas facile de plaider la liberté face à la menace terroriste ou sanitaire. Pourtant, ce qui fonde notre civilisation, ce qui la distingue, c'est certainement ce mot si important, inscrit au fronton de notre République. », a-t-elle poursuivi, s'interrogeant sur ce qu'il pourrait rester politiquement de l'Etat de droit français après des mois passés sous un régime dérogatoire.
Les libertés passent au second plan
Si les avocats affirment qu'ils seront présents « après l'orage », pour rendre « plus forte et rayonnante que jamais » cette liberté, tous les défenseurs des libertés doivent monter au front. C'est dans ce contexte qu'était invitée Dominique Nogère, vice-présidente de la Ligue des droits de l'Homme (LDH). Pour cette ancienne avocate, ce débat est plus que jamais nécessaire dans cette période.
« Les mesures prises, rigoureuses et violentes par rapport à nos libertés, continuent et n'ont pas apporté les solutions que nous aurions pu espérer qu'elles apportent. Nous allons avoir droit encore à un tour de vis plus fort », a-t-elle indiqué, se disant inquiète de voir que pour beaucoup de personnes, les libertés passaient au second plan.
Si la sécurité est nécessaire en société, la présidente de la LDH a rappelé que les citoyens avaient également besoin de sûreté, c'est-à-dire de sécurité vis-à-vis de l'Etat. « Je ne comprends pas pourquoi l'on prend des mesures dérogatoires coercitives et violentes, alors qu'il existe déjà des possibilités de mettre en sécurité un certain nombre de personnes dans le droit positif », a-t-elle poursuivi, indiquant que la prolongation « quasi sans débat » des mesures sanitaires jusqu'en 2021 était inquiétante. « Pour nous, c'est une crise forte, nous ne devrions pas avoir à choisir entre les droits, qui sont indivisibles », a martelé la Dominique Noguère.
Pour Vincent Delhomme, directeur des études du think-tank Génération Libre, « on voit une accélération du recours aux régimes d'exception ». Cette accélération révèle une crise démocratique, une pratique du pouvoir autoritaire, qu'il juge également inquiétante. « On attend la parole d'un seul homme. C'est une pratique terriblement solitaire. On ne peut pas construire de consensus sans débat démocratique », a-t-il alerté.
Mais, pour autant, sommes-nous dans une dictature de facto, comme l'a demandé l'un des internautes qui participait au débat ? Non, pour Richard Sédillot, membre de la Commission libertés et droits de l'Homme du CNB, qui estime que ce serait faire insulte à ceux qui vivent réellement sous un régime dictatorial ailleurs dans le monde. « Les avocats se sont beaucoup battus lorsque des mesures exceptionnelles ont été adoptées. Le CNB a été à la pointe et a introduit des recours devant le Conseil d'Etat pour tenter de contester mesures qui lui paraissaient particulièrement choquantes. Mais nous avons été surpris qu'il rejette les recours ainsi introduits », a témoigné l'avocat rouennais, confiant avoir eu l'impression que la juridiction administrative avait « réalisé un contrôle a minima sur des questions pourtant absolument essentielles » et omis de prendre en compte les critères posés par la Cour européenne des droits de l'Homme. « Ni la jurisprudence de la CEDH ni la Convention n'ont été respectées. ».
Sensibiliser les citoyens
La problématique centrale que les débatteurs ont relevé reste celle de la sensibilisation du citoyen à la protection des libertés publiques. « Il faut un changement de discours, on nous parle de guerre, de fin d'une société d'individus libres. Les mots ont un sens. Ce n'est pas comme cela que l'on sensibilise. D'autres Etats, pour prendre le même type de mesures, ont choisi d'autres mots. », a souligné Vincent Delhomme en référence aux discours présidentiels.
« Il y a en effet un déficit de culture démocratique actuellement. Nous avons l'impression que beaucoup de personnes ont perdu le sens des mots, des principes, des libertés fondamentales », a ensuite confirmé Dominique Noguère. « Nous devons faire un travail d'éducation populaire à refaire pour essayer de remobiliser les personnes, de leur faire comprendre qu'on ne peut pas d'un trait de plume balayer ces libertés sous prétexte que la situation est complexe. Il y a un véritable travail de sape des chaines TV. ». Pour Vincent Delhomme, il est nécessaire d'introduire plus de transparence concernant les données de santé disponibles et leurs interprétations.
La présidente de la LDH a également fait référence aux recours exercés contre les arrêtés pris par certains préfets. « Nous avons agi face à certaines décisions prises par les préfets. Le but du recours n'a pas toujours été compris, mais les conditions dans lesquelles ces textes ont été pris ne respectaient pas l'égalité des citoyens par exemple, ou bien n'étaient pas cohérents. On ne peut laisser faire ce genre de mesures. », a ajouté Dominique Nogère. En outre, pour la vice-présidente de la LDH, le sentiment de rejet, de ras-le-bol exprimé face aux mesures est monté en raison des imprécisions, des allers-retours des décideurs. « On ne mesure
pas assez les dégâts collatéraux, notamment psychiques, et familiaux de ces mesures », a-t-elle ajouté.
Par ailleurs, le juge s'est montré « frileux » durant le confinement, selon Richard Sédillot. « La Cour de cassation a interdit le raisonnement selon lequel l'afflux de remises en liberté empêcherait le juge d'y faire face. Mais il est incroyable que l'idée qu'il puisse exister des détentions arbitraires, sans titre, que l'on puisse porter atteinte à un principe garanti par de nombreux textes internationaux ait traversé leur esprit », s'est inquiété l'avocat, pour qui cette banalisation est « terriblement dangereuse ». L'avocat doit, dans ce contexte, « réveiller les consciences ».
Et Christiane Féral-Schuhl de conclure : « Nous sommes les derniers remparts qui pouvons rappeler à quel point les libertés sont fondamentales. J'ai presque envie terminer ainsi : est-ce que nous allons arrêter de vivre pour ne pas mourir ? ».