Au nom d'une volonté de s'adapter à ce changement à venir, en voulant jouer un rôle de précurseur, d'avant-gardiste sur la scène internationale, ne sommes-nous pas en train de nous fourvoyer, d'anticiper outre-mesure cette mutation, et de sacrifier sur son autel des emplois qui auraient encore pu profiter à toute une génération ?
Il n'en est rien. En effet, recemment se tenait le Village de la Legaltech à Paris, preuve que ce changement a déjà commencé et constitue bel et bien une réalité indéniable aux yeux de tous les acteurs du monde du droit.
Ainsi, si l'on entend beaucoup parler des opportunités qu'offrent ces nouvelles technologies, ces dernières constituent autant d'invitations à réfléchir quant aux multiples conséquences qu'un tel changement pourrait provoquer sur les systèmes en place.
Étudiant en Master 2 de droit et à l'EDHEC Business School, il nous a semblé particulièrement pertinent d'essayer de prendre du recul sur notre expérience pour apprécier dans quelle mesure la pleine mutation annoncée du droit affecte l'enseignement de cette discipline, en nous posant la question suivante : dans quelle mesure l'intelligence artificielle va-t-elle bouleverser l'enseignement du droit ?
Tout d'abord, nous observerons qu'en changeant les métiers auxquels les études de droit préparent, l'intelligence artificielle va modifier substantiellement cet enseignement. Puis nous verrons que la popularisation progressive de l'intelligence artificielle va aussi modifier les modalités de cet enseignement.
Transformation du métier de juriste par l'IA : impact sur le contenu de l'enseignement
Aujourd'hui, l'émergence de l'IA dans le domaine juridique inquiète certains praticiens du droit au motif, ancré dans l'imaginaire collectif, que cela contribuerait au remplacement progressif des métiers juridiques par des robots, en s'attaquant premièrement aux postes peu qualifiés, puis en remettant en cause les postes les plus qualifiés.
Les établissements d'enseignement supérieur peuvent alors se demander s'il est toujours pertinent d'enseigner les fondamentaux du droit au motif que les tâches pour lesquelles ils sont nécessaires sont des missions à faible valeur ajoutée ayant vocation à être automatisées, voire réalisées, par les robots.
Pour autant, ne négligeons pas l'enseignement de ces fondamentaux. Il est en effet toujours nécessaire de les inculquer à la nouvelle génération afin qu'ils puissent comprendre les subtilités techniques, les mécanismes juridiques, pour être capables de proposer une analyse critique du travail réalisé par des éventuels robots. Et la maîtrise des concepts reste capitale lorsque les applications de ces concepts évoluent.
En outre, l'arrivée de l'IA dans le monde du droit va permettre aux praticiens du droit de devenir des juristes/avocats augmentés qui vont pouvoir se focaliser sur la qualité de la relation-client, le conseil, l'analyse nuancée des recherches.
On peut aller plus loin et suggérer que le praticien du droit, pour obtenir le maximum de bénéfices de l'IA, devra même travailler « main dans la main » avec celle-ci, ce qui suppose de comprendre comment fonctionne - et comment faire fonctionner - un agent intelligent, ce qui pourrait être inclus dans l'enseignement du droit aux étudiants.
Quel impact sur le contenu de l'enseignement ?
Il est indéniable que si les missions aujourd'hui les plus usuellement confiées à des stagiaires ou à des jeunes avocats seront bientôt automatisées avec l'IA, il est cependant utile d'apprendre les savoirs fondamentaux en droit aux étudiants afin qu'ils constituent un socle de connaissances qui leur servira de base à l'analyse critique des recherches réalisées par l'IA.
De plus, afin de pouvoir mettre ultérieurement l'accent sur les missions à haute valeur ajoutée, les étudiants devront avoir acquis des compétences transversales au cours de leur enseignement, et plus particulièrement, dans le cadre d'une approche combinant droit-commerce-management (Law, Business & Management), ainsi que des soft skills qui leur permettront de gérer de manière optimale aussi bien les relations internes à la structure dans laquelle ils exerceront leur profession, que dans les relations avec les partenaires extérieurs.
On peut ainsi prendre l'exemple révélateur de la fonction de de contract manager, de plus en plus présente dans les grandes entreprises. En effet, en réponse à une complexité technique qui ne cesse de s'accroître, le contract manager doit d'une part posséder les connaissances fondamentales nécessaires pour comprendre toutes les clauses contractuelles, leur articulation et l'objectif économique qu'elles permettent d'atteindre ; et d'autre part faire preuve d'une vision stratégique sur l'ensemble de l'entreprise non seulement pour en protéger les intérêts (risques) mais aussi pour assurer la création de valeur. Le recours à l'IA va permettre de mieux maîtriser cette complexité et d'accroître la nécessaire efficience.
Dans le cadre du LLM in Law & Tax Management dont je suis étudiant à l'EDHEC Business School, j'ai eu la chance de pouvoir assister à la présentation des enjeux et défis du métier de contract manager par des intervenantes du monde de l'entreprise, en l'espèce Mesdames Christine Pauleau et Ghislaine Gunge, dont les réflexions ont fait écho aux nouvelles réalités du métier telles que vécues et observées pendant mon année de césure en entreprise.
L'IA conduit non seulement à adapter l'enseignement au profit des futurs praticiens du droit au niveau du fond, mais il offre aussi la possibilité d'en modifier la forme.
Transformation de l'enseignement du droit : impact sur la forme de l'enseignement
Aujourd'hui, de nombreux établissements d'enseignement supérieur cherchent à se doter d'outils d'IA. Mais quels sont les opportunités d'enseignement du droit que l'IA peut permettre et les écueils qu'il leur faudra éviter afin que l'utilisation de l'IA ne constitue pas un autre virage technologique mal négocié.
Tout d'abord, l'IA présente des bénéfices indéniables pour les parties prenantes de l'enseignement du droit :
• Pour les étudiants, l'IA permet de répondre à leur besoin d'accéder facilement et de manière flexible (n'importe où, n'importe quand, de n'importe quel appareil) aux cours de leur choix, selon leur profil et l'orientation que l'IA a pu aider à déterminer grâce à des bases de données et du machine learning (analyse de tests psychométriques, de parcours d'alumni similaires, etc.).
• Pour les enseignants, l'IA permet de répondre à leur besoin de gestion facilitée des missions chronophages qu'ils accomplissent : utilisation des bases de données permettant l'élaboration simplifiée de plannings, de QCM, de notations, de réponses en temps réel à des questions d'étudiants (via des chatbots basés sur du machine learning).
Si l'IA semble pouvoir permettre un enseignement du droit plus en adéquation avec les nouveaux besoins des étudiants et des enseignants, il ne faut pas pour autant répéter les erreurs qu'ont pu commettre certains établissements par le passé au moment d'entreprendre le virage du digital dont l'IA est une continuité. En effet, des innovations telles que les MOOC (massive online open course), le e-learning, les cours inversés, les réseaux sociaux, ont parfois été lancées pour suivre la concurrence, ou parce qu'elles semblaient au stade de la early adoption… et promptes à être valorisées du seul point de vue de la communication. à chaque fois, ces « innovations » étaient imposées de façon descendante, ce qui ne permettait pas d'atteindre leur objectif initial ambitieux.
De fait, si les étudiants réclament plus de souplesse et de modernité dans l'accès à distance à des cours et des contenus, cela ne signifie pas pour autant qu'ils veulent rompre tout contact avec le corps professoral qui seul peut en éclaircir et approfondir la compréhension, voire de les mettre en pratique quand cela est possible. L'arrivée de l'IA dans l'enseignement du droit fait parfois oublier que les étapes de maîtrise d'outils plus simples n'ont pas été passées avec succès. Dans ce cas, l'IA serait vouée à rester une
utopie.
Il faut par conséquent que les établissements se donnent les moyens pour mettre en place les formidables possibilités d'enseignement du droit que l'IA autorise, mais conformément aux attentes des parties prenantes. Il ne faut pas oublier qu'en dépit des progrès technologiques que représentent l'IA et les autres nouvelles technologies, il faut aujourd'hui veiller à proposer une pédagogie en phase avec une jeune génération déjà dans une « humanité digitale », et qui veut conserver une part d'humain dans un enseignement qui passe toujours plus par le digital.
Dans un futur proche, tel pourrait être le programme qui mixerait l'IA et l'humain, et qui serait personnalisé à chaque étudiant :
• Orientation : sélection des cours après une analyse psychométrique (IA : tests réalisables à distance, résultats analysés automatiquement) de la personnalité de l'étudiant, suivi d'un rendez-vous avec un conseiller physique (humain) pour discuter et être sûr que les intérêts et choix de l'étudiant soient bien en phase avec les résultats de l'IA.
• Améliorer les enseignements : programme de cours mixte. Certains cours fondamentaux en e-learning avec des QCM de contrôle de connaissances (IA), mis en pratique pendant des séances physiques de travaux dirigés où le professeur (humain) peut aider si un élément n'a pas été compris ; recours à un chatbot (IA/humain) où l'étudiant peut poser ses questions auxquelles un professeur répondra si l'IA n'y parvient pas.
• D'autres cours de mises en situation avec des intervenants extérieurs (humain) ; cours choisis d'après un sondage (IA) auquel l'étudiant aura répondu au préalable.
• Suivi de la performance : l'IA analyse le progrès de l'étudiant et avertit s'il remarque un signe de décrochage (manque de complétion de l'e-learning, absence en TD) de l'étudiant, ce qui déclenche un rendez-vous physique avec un enseignant/conseiller (humain).
Plus qu'une énième tendance marketing, l'IA semble représenter un réel mouvement de fond pour le monde du droit. L'enseignement de cette discipline doit par conséquent prendre en compte, tant au niveau du contenu que du mode de distribution, les évolutions que l'IA peut y apporter afin de se préparer à la mutation du monde du droit, s'y adapter, et même être pionnier dans la conduite de cette transformation, ambition affichée par la France par le biais de la création d'EdTech suite au rapport sur l'IA demandé par Emmanuel Macron et dévoilé en mars dernier.
Chronique « Droit, Juriste et Pratique du Droit Augmentés »
Cette chronique a pour objectif, de traiter de questions d'actualité relatives à cette transformation. Dans un contexte où le digital, le big data et le data analytics, le machine learning et l'intelligence artificielle transforment en profondeur et durablement la pratique du droit, créant des « juristes augmentés » mais appelant aussi un « Droit augmenté » au regard des enjeux et des nouveaux business models portés par le digital.L'EDHEC Business School dispose de deux atouts pour contribuer aux réflexions sur ces sujets. D'une part, son centre de recherche LegalEdhec, dont les travaux – reconnus – à l'intersection entre le droit et la stratégie, et portant sur le management des risques juridiques et la performance juridique, l'amènent aujourd'hui à lancer son nouveau projet A3L (Advanced Law, Lawyers and Lawyering). D'autre part, ses étudiants, et en particulier ceux de sa Filière Business Law and Management (en partenariat avec la Faculté de droit de l'Université Catholique de Lille) et de son LLM Law & Tax Management, dont la formation et les objectifs professionnels les placent au cœur de ces enjeux du digital.