Un difficile compromis entre stabilité financière et innovation
A l’échelle individuelle, les innovations juridiques assurent une meilleure répartition du risque en permettant aux détenteurs d’actifs risqués de le transférer vers des acteurs qui ont une aversion au risque moins prononcée. Mais à l’échelle collective, ces techniques peuvent être à l’origine de graves dysfonctionnements sur les marchés financiers.
Ainsi, en 2008, lorsque la crise financière la plus grave depuis 1929 éclate, nombreux sont ceux qui se demandent comment une bulle immobilière a pu se transformer en crise économique mondiale. Un ensemble de techniques financières et d’innovations juridiques est rapidement pointé du doigt : la titrisation et le développement de produits dérivés (contrats de swaps, futures...). En transformant des actifs illiquides (notamment des biens immobiliers ou les sûretés qui leur étaient rattachées) en titres liquides, la titrisation a permis aux banques de sortir de leur bilan des actifs risqués (les fameux « subprimes »), ce qui a conduit à disséminer le risque dans toute l’économie. Ces nouveaux produits financiers n’auraient pas pu connaître un tel développement sans le travail de création - puis de standardisation - des contrats et d’interprétation des lois effectué par les juristes, qui ont instauré les normes de ces nouveaux marchés[1]. Suite à la crise, les institutions chargées de la surveillance bancaire ont par conséquent œuvré pour permettre une meilleure intégration de ces produits dérivés sur les plateformes de négociations afin d’en faciliter la surveillance et de limiter le risque systémique qu’ils peuvent faire peser sur l’économie.
Aujourd’hui, une nouvelle forme de titrisation assise sur la technologie Blockchain émerge rapidement : la tokénisation. Le principe est similaire au processus de titrisation habituel : il consiste simplement à transformer la valeur d’un actif en un token (jeton) qui pourra s’échanger sur un marché décentralisé reposant sur une plateforme Blockchain. Il s’agit d’une formidable opportunité économique, qui permettra de rendre liquide des biens qui ne l’étaient pas et donc de faciliter les projets de financement, tout en profitant des avantages de la technologie Blockchain (sécurité, fiabilité, décentralisation et automatisation des transactions).
Afin de donner un cadre légal à ces innovations, la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (dite loi « Pacte ») a consacré dans le Code monétaire et financier la qualification d’actifs numériques, subdivisée en deux catégories (art. L.54-10-1 CMF) :
(i) les jetons, définis comme « tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien » (art. L.552-2 CMF), qui recouvrent essentiellement les utility tokens et security tokens ; et
(ii) les cryptomonnaies (ou currency tokens), sans que le législateur n’emploie toutefois ce terme.
Evidemment, le développement d’une forme de financement sans intermédiaire vient faire perdre des parts de marché aux banques. Dans un contexte de taux d’intérêts proches de zéro, véritable bain d’acide pour leur rentabilité, et d’une tendance globale à la désintermédiation, les banques sont contraintes de changer leur business model et sont incitées à prendre plus de risques. Elles doivent intégrer ces nouvelles pratiques dans leur modèle de gestion. Pour répondre à ces besoins nouveaux, les enjeux juridiques sont de taille, puisqu’il faut mettre en place une plateforme de négociations de ces titres avec des règles de fonctionnement repensées. En effet, le fonctionnement décentralisé des Tokens est difficilement compatible avec les réglementations actuelles, les gestionnaires ne pouvant par définition pas être agréés en tant que dépositaire central et l'ensemble de la chaîne de règlement-livraison ne pouvant être tokenisé car celle-ci ne s’appuie pas sur une monnaie fiduciaire[2].
Pour surmonter cette difficulté, l’AMF envisage la création d’un « laboratoire numérique » qui permettrait de lever les contraintes juridiques incompatibles avec la technologie Blockchain en contrepartie de « garanties appropriées ». Si la mise en place d’un cadre institutionnel favorable aux échanges de security tokens alimentera la croissance économique, le véritable enjeu juridique concerne la surveillance de ces échanges, et en particulier le degré d’implication des institutions financières dans ces derniers. En effet, les Tokens sont réputés pour leur forte volatilité, ce qui est d’autant plus problématique qu’ils viendront gonfler les actifs circulants des banques[3], rendant plus difficile l’appréciation de leur niveau d’exposition à un risque de liquidité. En outre, les banques pourraient mettre en place les mêmes stratégies de sortie d’actifs risqués du bilan, grâce à cette nouvelle technique de titrisation, que lors de la période qui a précédé la crise de 2008, ce qui pourrait conduire à une nouvelle crise financière. Ce phénomène serait d’autant plus pernicieux que les obligations de déclaration des échanges de produits dérivés qui ont été mises en place suite à la crise de 2008 afin de limiter le risque systémique, sont inapplicables à tout produit reposant sur la Blockchain, qui fonctionne de manière décentralisée. L’AMF est bien consciente de ces risques puisqu’elle souhaite que « seuls les instruments financiers non considérés comme liquides au sens de MIF soient éligibles à l’exemption »[4]. L’article 2, 17 b) du Règlement européen concernant les marchés d’instruments financiers (Règlement “MiFIR”) fixe trois critères permettant de définir la liquidité d’un instrument financier :
(i) le flottant pour les actions et le volume d’émission pour les obligations,
(ii) le nombre quotidien moyen de transactions,
(iii) le volume d’échanges moyen quotidien.
De cette manière, l’AMF pourra s’assurer que le volume des transactions n’atteint pas un seuil critique. Si l’effort de l’AMF visant à réduire le risque systémique est louable, l’AMF (et la SEC qui suit la même politique aux Etats-Unis) ne résout pas fondamentalement le dilemme auquel elle est confrontée : soit elle maintient des exigences de volume de transactions très strictes afin de limiter le risque systémique mais elle empêche ce nouveau marché d’avoir un véritable impact sur la croissance économique ; soit elle augmente progressivement les volumes de transactions autorisées mais accepte de facto un risque d’instabilité financière accru.
Un système monétaire inefficace… et dangereux pour les libertés individuelles
Ce paradoxe est-il réellement indépassable ? Si l’on s’en tient aux travaux des économistes de l’école autrichienne (le courant de pensée qui a inspiré les créateurs de crypto-monnaies), on peut répondre par la négative, à condition de changer radicalement de système monétaire. En effet, la tokénisation n’est pas intrinsèquement mauvaise ou dangereuse, mais elle peut l’être du fait de l’environnement financier dans lequel elle se développe. Car c’est en confiant à la BCE le monopole de la création monétaire et en définissant le cours légal de l’euro par l’article 128 du TFUE, que les Etats membres de la zone euro ont mis en place un système instable et inflationniste. Ce sont bien le Quantitative Easing et la politique de taux artificiellement bas qui créent des bulles spéculatives dangereuses et incitent les banques à prendre des risques inconsidérés, rendant le développement de ces innovations potentiellement dangereux[5].
L’économiste H.De Soto montre que l’origine de ce dilemme entre innovation juridique et surveillance du risque financier se trouve dans la politique monétaire de la BCE : « la relation des autorités monétaires avec les banques privées tient de la schizophrénie : d’une part, elles les inondent de liquidité pour qu’elles prêtent, tout en les menaçant d’exiger d’elles plus de capital et de surveiller de très près à qui elles prêtent ».[6] Depuis l’introduction de l’euro, la quantité de monnaie a été multipliée par 2,4[7] alors que le PIB n’a augmenté que de 25%[8]. Cet excédent monétaire est donc venu alimenter l’inflation (+35% sur la même période) mais aussi et surtout la spéculation. C’est donc bien parce que ces innovations arrivent dans un contexte financier instable qu’il faut les surveiller ; elles pourraient jouer un rôle de catalyseur mais elles ne sont pas à l’origine de l’instabilité. Plutôt que d’essayer à tout prix de les faire rentrer dans un cadre réglementaire par nature inadapté, il faut repenser le système monétaire pour offrir un cadre favorable à leur croissance sans qu’elles ne se transforment en cadeau empoisonné. Face au constat que les crypto-monnaies sont plus à même de conserver leur valeur que les monnaies fiduciaires actuelles, la mise en place d’un système monétaire décentralisé et fondé sur la concurrence, comme ont pu l’imaginer des économistes comme Hayek[9], parait ainsi plus pertinente que jamais. Dans un tel système monétaire, on pourrait laisser se développer pleinement les nouveaux produits financiers et les innovations juridiques qui les accompagnent, ce qui favoriserait la croissance sans risque de créer des crises financières.
Cet impératif de changement de système monétaire n’est pas qu’une simple question de cadre juridique pour de nouveaux outils ; c’est aussi et surtout une question de respect des libertés individuelles. En effet, contrairement au système bancaire actuel, les systèmes décentralisés rendent impossibles les saisies des comptes bancaires d’opposants politiques, ce qui explique en partie pourquoi des Etats comme la Chine ont tout bonnement interdit les transactions en crypto-monnaies. Plus encore, en imposant le cours légal de l’euro, les Etats de la zone euro portent atteinte à la liberté d’entreprendre (article 4 de la DDHC), puisqu’ils imposent un monopole monétaire[10].
Il est aussi important de souligner que ce monopole monétaire est d’autant plus liberticide qu’il ne s’applique pas qu’aux institutions financières mais à toutes les entreprises, qui se voient contraintes d’accepter une monnaie dont la valeur ne cesse de s’étioler du fait de l’inflation. Cette perte de valeur orchestrée par la BCE constitue une atteinte au droit à la propriété privée reconnu par l’article 17 de la DDHC, comme l’a montré l’économiste Jacques Rueff[11] par l’introduction de son concept de « faux droits »[12].
Ce système est aussi critiquable quant à ses effets de long terme. En tuant la valeur de la monnaie, le système inflationniste actuel donne naissance à des Etats tentaculaires, libérés de la contrainte budgétaire qui limitait autrefois leur expansion. Concrètement, cela se traduit par des dépenses publiques toujours plus élevées car financées par une dette devenue gratuite[13] ou presque. A titre d’exemple, la dette de la France s’élève à 118%[14] du PIB, soit près de 2 fois le montant prévu par le traité de Maastricht, et son déficit ne se situe qu’anecdotiquement sous la barre des 3% prévue par ce même traité. Il en résulte qu’en 2020, 63% de l’économie est directement contrôlée par l’Etat[15]. Dans un contexte d’état d’urgence sanitaire qui met déjà les libertés fondamentales à rude épreuve, permettre à des gouvernements d’étendre aussi rapidement et facilement leur pouvoir peut légitimement être remis en cause. Autoriser les agents économiques à utiliser des monnaies et des actifs décentralisés est aussi impératif pour leur assurer leur droit au respect de la vie privée, lui aussi reconnu par la DDHC[16] et lui aussi mis à mal par les mesures de surveillance des populations imposées pour contenir l’épidémie.
Chronique « Droit, Juriste et Pratique du Droit Augmentés »
Cette chronique a pour objectif, de traiter de questions d'actualité relatives à cette transformation. Dans un contexte où le digital, le big data et le data analytics, le machine learning et l'intelligence artificielle transforment en profondeur et durablement la pratique du droit, créant des « juristes augmentés » mais appelant aussi un « Droit augmenté » au regard des enjeux et des nouveaux business models portés par le digital.
Avec son Augmented Law Institute, l'EDHEC Business School dispose d'un atout majeur pour positionner les savoirs, les compétences et la fonction du juriste au centre des transformations de l'entreprise et de la société. Il se définit autour de 3 axes de développement stratégiques : son offre de formations hybrides, sa recherche utile à l'industrie du droit, sa plateforme de Legal Talent Management. https://www.edhec.edu/fr/ledhec-augmented-law-institute
[1] La Fabrique juridique des swaps – Quand le droit organise la financiarisation du monde, Pascale Cornut St-Pierre, Presses de Sciences Po, 2019
[2] https://www.amf-france.org/sites/default/files/2020-03/analyse-juridique-security-tokens-amf-fr_2.pdf
[3] Selon la loi Pacte, les Tokens sont des actifs incorporels sous forme numérique présents au compte 5202 du plan comptable général.
[4] https://www.amf-france.org/sites/default/files/2020-03/analyse-juridique-security-tokens-amf-fr_2.pdf
[5] A l’heure où nous écrivons ces lignes, personne ne remet pour l’instant en question le QE. Avec le retour de l’inflation, il est possible que la BCE choisisse de changer sa politique.
[6] https://www.contrepoints.org/2021/06/02/398348-impact-economique-de-la-crise-covid-les-banques-centrales-semballent-7
[7] https://fred.stlouisfed.org/series/MYAGM3EZM196N
[8] https://fred.stlouisfed.org/series/CLVMEURSCAB1GQEA19
[9] Pour une vraie concurrence des monnaies, Friedrich August Hayek, PUF, 2015
[10] Si on se détache de la vision autrichienne du système monétaire, cette atteinte peut être nuancée par le fait que l’émission de monnaie est considérée par la plupart des économistes comme un monopole naturel. Le monopole monétaire constituerait ainsi une atteinte à la liberté d’entreprendre adéquate, nécessaire et proportionnée à l’objectif d’unité et de stabilité bancaire.
[11] L’ordre social, Jacques Rueff, Librairie du Recueil Sirey, 1945
[12] La CEDH a d’ailleurs elle-même admis que l’inflation pouvait conduire à une atteinte au droit de propriété reconnu à l’article 1 du Protocole n°1 de la CESDH dans des affaires où les requérants se plaignaient de la dépréciation de leurs fonds d’épargne ou de l’impossibilité de les récupérer en raison de l’inflation ou de réformes économiques (uniquement pour des devises autres que l’Euro). Cependant, elle ne suit pas pour autant les préceptes de l’école autrichienne puisqu’elle a toujours affirmé que l’article 1 du Protocole n°1 n’instaurait pas pour les Etats une obligation positive de maintenir constamment le pouvoir d’achat des fonds déposés en procédant à une indexation systématique de l’épargne ou de compenser les pertes découlant de l’inflation. De cette jurisprudence constante, il faut comprendre que les Etats dont la monnaie perd de sa valeur du fait de l’inflation ne commettent pas pour autant une atteinte disproportionnée au droit à la propriété privée.
[13] Encore une fois, ce point peut être nuancé par le fait que le retour d’une inflation visible et mesurée pourrait contraindre la BCE à revenir à une politique moins expansioniste.
[14] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5400034
[15] https://fr.statista.com/statistiques/478464/taux-depenses-publiques-france/
[16] Article 12 de la DDHC