Cet échange a réuni Céline Haye Kiousis, directrice juridique du groupe BPCE et présidente de l’ANJB, Dominique Bourrinet, directeur juridique du groupe Société Générale, Marc De Laperouse, directeur juridique de HSBC Continental Europe, Cécile Bieder, general counsel France, Bank of America, Gérard Gardella, secrétaire général du Haut Comité Juridique de la Place Financière de Paris, et Raphaël Gauvain, avocat et ancien député.
Les experts ont exploré les conséquences de l’absence de legal privilege en France pour les entreprises françaises en lien avec des entreprises étrangères, ou en tant que filiales d’un groupe basé à l’étranger, et plus globalement pour l’attractivité économique de la Place de Paris et son rayonnement international. En effet, comme l’a rappelé l’ancien député Raphaël Gauvin, « la France est le dernier pays de l’OCDE à ne pas avoir encadré les avis juridiques internes ».
Protection en France des données couvertes par le legal privilege
Comme l’a rappelé d’emblée Dominique Bourrinet, les autorités américaines considèrent comme évident que le legal privilege existe dans tous les autres Etats européens, et, de par leur culture juridique, qu’il fait partie intrinsèque des droits de la défense et du droit de préparer son procès éventuel dans de bonnes conditions, sans avoir à révéler des échanges de documents dans le cadre d'une procédure. Pour le directeur juridique du groupe Société Générale, cela peut poser un problème de confidentialité s’agissant des communications nées en France et couvertes par le legal privilege aux États-Unis. Il faut alors être extrêmement vigilant à leur réception et très attentif à ce qu'en cas de contestation d’un avis juridique interne, l’entreprise ait des arguments qui permettent de rentrer le plus possible dans le cadre du legal privilège.
Concernant ensuite la communication à l'intérieur d’une organisation entre le general counsel américain et celui français, l’enjeu fondamental est d’éviter la sortie de l'information du groupe, ou en tout cas du périmètre couvert par le legal privilège. « Ça nous incite évidemment à prendre un certain nombre de précautions lorsqu’un document qui est couvert par le legal privilege, et qui a été revu par la direction juridique aux États-Unis, doit être communiqué à une source extérieure », a relevé le directeur juridique du groupe Société Générale. Il faut donc notamment faire attention aux intervenants extérieurs qui participeraient à des discussions sur un document qui ferait l'objet d'un legal privilege, même de façon informelle. De même, il préconise de faire très attention à la rédaction des procès-verbaux et de toujours avoir à l’esprit que les personnes qui y apparaissent pourront éventuellement être auditionnées dans le cadre d'une enquête.
Protéger les avis internes, un enjeu d’attractivité économique
Marc de Laperouse a ensuite mis en avant les principaux arguments en faveur d’un système de legal privilege en France, ou du moins de respect de la confidentialité des avisdes juristes d’entreprise. Il s’agit de la protection des entreprises vis-à-vis des mesures de procédure extraterritoriale, de répondre à l’actuelle précarité économique de la Place de Paris et à la complexité juridique du droit français. Le legal privilege « renforce le respect du droit au sein de l'entreprise, au sein de la société », a relevé le directeur juridique de HSBC Continental Europe. « Ce n'est pas voulu comme un obstacle aux perquisitions ou aux enquêtes du parquet. Des inspections ont lieu aux États-Unis où le legal privilege est ancré depuis des siècles », a-t-il tenté de rassurer.
Le legal privilege se veut surtout être un outil utile et efficace pour le directeur juridique dans son travail quotidien. A ce titre, et notamment depuis le Brexit, les établissements bancaires à l'étranger qui doivent relocaliser leurs équipes et leurs structures accordent beaucoup d’importante au régime applicable sur ce sujet pour choisir leur pays d’implantation. Peu comprennent d’ailleurs qu'en France la perquisition soit « un outil largement employé sans le bénéfice du legal privilege », comme l’a soulignéCécile Bieder. Pour les équipes étrangères d’un même groupe, tout comme pour les tiers d’une entreprise basée en France, « c’est très délicat de pouvoir supposer que nos notes peuvent être saisies », a-t-elle ajouté. Et ce d’autant plus que le juriste français se retrouve dans une situation défavorable par rapport à ses collègues américains ou européens, ce qui, in fine, impacte la compétitivité de la Place de Paris. Partageant cet avis, Raphaël Gauvin a rappelé que « cela concerne l'ensemble de l'économie et l'ensemble des entreprises qui, à partir du moment où elles sont tournées vers l'international, sont confrontées ou vont être confrontées un jour ou l'autre à ce sujet ».
Encadrer un legal privilege français pour protéger les avis internes
En tant que secrétaire général du Haut Comité Juridique de la Place Financière de Paris (HCJP), Gérard Gardella a tenu, quant à lui, à rappeler qu’un avis d'octobre 2019 sur la profession de juriste en entreprise relevait déjà que « Paris s'accommode mal du particularisme français au sein des pays OCDE consistant à avoir une profession juridique fragmentée entre avocats et juristes d'entreprise, les avocats très réglementés d'un côté, les juristes d'entreprise non réglementés de l'autre. Cette situation prive les juristes d’'entreprise, parce qu'ils ne sont pas inscrits à un barreau, de la protection de leurs avis juridique et les place ainsi dans une situation d'infériorité par rapport à leurs homologues des pays qui ont unifié ces professions, conduisant même un certain nombre de groupes industriels et financiers implantés en France à localiser le centre de leurs services juridiqueshors de France ».
Pour Gérard Gardella, une des solutions qui permettraient de tendre vers l’instauration du legal privilege en France, et qui aurait aussi pour conséquence de rassurer les juges d'instruction qui craignent que ce dispositif n’aboutisse à des abus, serait d'instaurer un système de répartition entre ce qui serait légitimement protégé et ce qui ne le serait pas. « Il faut distinguer les écrits des juristes qui contribueraient à la commission de l'infraction, et qui doivent pouvoir être accessibles aux autorités, et les écrits des juristes qui contribuent à la défense de l'entreprise, qui doivent légitimement être protégés », a explicité le secrétaire général du HCJP.
Des solutions sur la table pour convaincre de mener la réforme
Fervent partisan d’un rapprochement entre les avocats et les juristes afin de former une « grande profession du droit », Raphaël Gauvin déplore que la France n'arrive toujours pas à faire une réforme sur le legal privilege. Récemment, les Etats généraux de la justice se sont penchés sur la question de la protection des avis juridiques, sous l’angle de l’attractivité de la France, dont il est ressorti une proposition visant se focaliser uniquement sur l'instauration du dispositif. L’ancien député y voit un premier pas, permettant de mettre fin aux débats corporatistes sur la question et de répondre à celle de la protection des avis juridiques internes. Pour pérenniser la réforme, il faut toutefois « mettre en place des solutions d’équilibre et il faut qu'il y ait une définition stricte et matérielledu legal privilege », selon lui.
Celle-ci permettrait sans doute de rassurer les autorités d'enquêtes qui craignent toujours que le secret professionnel soit un frein à leurs enquêtes. « Il y a plein d'instruments qui peuvent être mis en place pour arriver à une solution d'équilibre », a rassuré l’avocat. L’un d’eux consisterait à instituer une sanction forte dans le cas où un juriste ou un directeur juridique détournerait de sa finalité le principe de confidentialité des avis. C’est le cas aux Etats-Unis où la sanction est extrêmement dissuasive puisqu’elle peut aller jusqu’à une peine de prison et une exclusion de la profession d'avocat. Une autre solution serait d'exclure certaines matières de la protection des avis, notamment en matière fiscale, ou dans le cas où le parquet soupçonnerait qu’un juriste, comme un avocat, ait contribué à la commission d’une infraction.
« Maintenant, ce qu'il faut, c'est que la décision politique intervienne, pour mettre la réforme à l'ordre du jour et il est important que les associations professionnelles soient mobilisées sur le sujet pour rappeler aux Pouvoirs publics l'importance de ce sujet », a conclu Raphaël Gauvin.