Alors que la crise sanitaire perdure, quelle est l'ampleur actuelle des conséquences pour l'Ile-de-France, première région mondiale du tourisme de loisirs et d'affaires, en termes de fréquentation touristique, d'activité des congrès et salons et de trafic aéroportuaire ? Comment peut évoluer le tourisme francilien après cette crise majeure ? Quel sera le rapport au tourisme dans les années à venir ?
La crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19 a entraîné un bouleversement sans précédent de l'économie mondiale. Les conséquences ont été particulièrement importantes pour le secteur du tourisme. En effet, à partir de la mi-mars, date à laquelle la plupart des pays européens ont imposé des règles strictes en matière de déplacements, l'activité touristique internationale s'est effondrée et a été mise à l'arrêt pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale. Ainsi, au cours du premier semestre 2020, les arrivées de touristes internationaux dans le monde ont diminué de 65 % par rapport au premier semestre 2019 selon les dernières données communiquées par l'Organisation Mondiale du Tourisme (OMT). La chute de la demande de voyages sur la période a ainsi provoqué un recul de 440 millions d'arrivées internationales et un manque à gagner d'environ 460 milliards de dollars pour le tourisme au niveau mondial ; ce montant représente une perte de recettes environ cinq fois supérieure à celle subie par le secteur lors de la récession de 2008-2009. L'Europe a été la deuxième zone la plus affectée (- 66 % d'arrivées de touristes au cours des six premiers mois de 2020, contre - 72 % pour la zone Asie-Pacifique).
Fréquentation touristique à l'arrêt de mi-mars à fin mai
Dans ce contexte, en Île-de-France, après un début d'année prometteur, malgré la poursuite des mouvements sociaux en France et l'irruption de la pandémie de Covid-19 en Asie, l'activité touristique s'est brutalement arrêtée à partir de mi-mars. Comme partout en Europe, les restrictions en matière de voyages imposées par les autorités ont causé l'interruption de l'activité touristique ; les dégâts.
sont particulièrement majeurs pour l'Ile-de-France, première destination mondiale, qui accueillait quelque 50 millions de touristes chaque année et enregistrait une consommation touristique de plus de 20 milliards d'euros : le nombre de touristes s'est ainsi réduit de 14 millions au premier semestre comparativement à la même période de 2019, ce qui a provoqué des pertes de plus de 6 milliards d'euros. La baisse a été particulièrement marquée pour la clientèle interna- tionale (- 68 % de séjours contre - 54 % pour la clientèle française). Surtout, le manque à gagner engendré par l'absence des touristes étrangers a été bien plus important (- 4,6 milliards d'euros contre - 1,8 milliard).
L'activité des hébergements marchands a bien évidemment été fortement pénalisée. En effet, les hôtels ont notamment subi l'absence des clientèles d'affaires et des touristes internationaux. La quasi-majorité d'entre eux ont été contraints de fermer entre mi-mars et fin mai. Ainsi, sur l'ensemble du premier semestre 2020, les nuitées hôtelières ont été en repli de 61 % par rapport au premier semestre 2019 (cf. Graphique 1). Il est à noter que la baisse de la fréquentation a été plus modérée pour les locations saisonnières (- 47 %).
Contraints de fermer eux aussi, les musées et monuments ont vu leur fréquentation fondre au cours des six premiers mois de 2020. Les baisses ont toutefois été hétérogènes (entre - 20 % et - 80 %) ; le musée du Louvre et le do des locations saisonnières maine de Versailles ont notamment annoncé des baisses de respectivement 64 % et 77 % de leur nombre de visiteurs par rapport à la même période de l'année 2019 alors que le musée Bourdelle a subi une baisse de 26 %.
Timide reprise au cours de la saison estivale
La fin du confinement en France, puis la levée des restrictions de voyages au sein de l'Union européenne opérée mi-juin ainsi que la réouverture des lignes aériennes entre les pays européens ont permis une timide reprise de l'activité touristique en Ile-de-France. Ainsi, bien que les niveaux de fréquentation touristique de la période estivale restent encore inférieurs de 60 à 70% à la « normale », une reprise progressive de l'activité a été constatée à partir du mois de mai. Ce frémissement de la fréquentation touristique a notamment été impulsé par la clientèle française au mois de juin et par les clientèles européennes de proximité en juillet et en août. Les clientèles les plus présentes à Paris et en Ile-de-France au cours de l'été ont été les Allemands, les Britanniques, les Néerlandais, les Belges et les Espagnols. Il est à noter que, en juillet et en août, la clientèle française a opté pour des destinations éloignées des grands centres urbains, l'Ile-de-France n'étant pas, même hors période de crise sanitaire, une destination touristique estivale majeure pour les Français.
Par ailleurs, contrairement à ce qui est observé habituel- lement, plus de 60 % de la fréquentation touristique post-confinement en Ile-de-France s'est concentrée en dehors de Paris. Le taux d'ouverture ainsi que les taux d'occupation des hôtels franciliens hors Paris ont été supérieurs à ceux relevés intra-muros pendant l'été.
Néanmoins, la perception des professionnels du secteur vis-à-vis de l'activité de la saison estivale reste négative. Sur l'ensemble de l'été, une majorité des professionnels ont jugé leur activité « mauvaise » et ont estimé leurs pertes de chiffre d'affaires à plus de 60 % au cours des mois de juillet et d'août. De nombreux hôtels, notamment les établissements parisiens haut de gamme, sont même restés fermés jusqu'à la rentrée et rouvrent tout juste leurs portes. Malheureusement, les taux d'occupation y sont très faibles ; les frontières encore fermées avec de nombreux pays et l'absence des clientèles long-courrier pèsent en effet sur la fréquentation de ces établissements qui dépendent en grande partie de ces touristes à fort pouvoir d'achat.
Le tourisme d'affaires reste dans l'attente
Le tourisme d'affaires a été violemment touché par la crise sanitaire de la Covid-19. Premier secteur économique ralenti par la limitation des rassemblements dès février (le salon de l'agriculture 2020 a notamment dû fermer ses portes un jour plus tôt), puis totalement arrêté durant la période de confinement, il a été le dernier à être autorisé à reprendre après la sortie de confinement et, ce, quelques semaines seulement avant le décret du 5 octobre stoppant à nouveau l'activité pour 15 jours au moins.
Concrètement, à la date du 1er octobre 2020, la CCI Paris Ile-de-France (CCIR) a comptabilisé un nombre record d'événements qui ont dû renoncer à se tenir depuis le début de l'année : 432 congrès et 238 salons ont été annulés en Ile-de-France et, parmi eux, de réelles locomotives pour leur filière respective (Sial, VivaTech, Nautic, etc.). La CCIR estime donc que ces annulations et la non-venue de 6,6 millions de visiteurs et congressistes représentant 70 000 entreprises ont entraîné un manque à gagner de 3,8 milliards pour la région-capitale. Par ailleurs, 15,7 milliards d'euros de contrats n'ont pas pu être signés sur ces événements. Bien au-delà des entreprises organi- satrices ou sites-hôtes, c'est l'ensemble d'un écosystème qui est touché : standistes, logisticiens, traiteurs, métiers d'accueil et de la sécurité, fleuristes, etc.
Et la reprise va se faire en mode très dégradé pendant une longue période. En effet, les événements d'affaires accueillent une importante clientèle étrangère qui ne pourra pas revenir tant que le trafic aérien sera faible et que de nombreuses frontières resteront fermées ou soumises à de fortes restrictions. Par ailleurs, l'absence de visibilité et l'incertitude liées aux contraintes de limitation des rassemblements ne permettent pas une planification des événements futurs. Ces freins sont d'autant plus préjudiciables qu'à l'international, l'activité reprend ; les salons allemands ou encore chinois ont notamment su être dissociés des mass events et exercent de nouveau leurs activités dans des conditions “normales” en intégrant les contraintes sanitaires qui semblent s'imposer sur le long terme. Preuve de la persistance des difficultés, certains salons ont renoncé, après la rentrée, à la tenue de leur événement 2020 : comme un symbole pour le secteur, c'est le cas notamment d'EquipHotel, salon de la restauration et de l'hôtellerie, et d'IFTM Top Resa, événement dédié au tourisme, qui ont l'un et l'autre annoncé l'annulation de leur édition prévue en novembre.
Face à ces contraintes, les réflexions sur le format “phygital” (sont nombreuses. Pour sauver leur édition 2020, plusieurs événements comme Maison&Objet ont opté pour ce type de format sans que celui-ci ne s'impose, pour le moment, comme une solution de remplacement pérenne ; l'année 2021 s'annonce toute aussi périlleuse et la planification des événements reste très incertaine.
Le trafic aérien pratiquement inexistant
Dans le contexte de confinement, en Île-de-France comme ailleurs dans le monde, certains terminaux, voire des aéroports entiers, ont dû être fermés. Ainsi, aucun mouvement commercial n'a eu lieu à l'aéroport de Paris-Orly entre le 31 mars au soir et le 26 juin ; la reprise de l'activité y a certes été anticipée (il avait été envisagé qu'Orly reste fermé jusqu'à l'automne) mais a été très progressive et n'est encore que partielle : fin juin, seul le secteur Orly 3 a rouvert avant qu'Orly 4 ne fasse de même à partir du 13 juillet, puis Orly 1 le 24 août. A Roissy, les terminaux 1 et 3 sont restés complètement fermés tout au long du printemps et l'étaient encore début septembre
tandis que les vols ont été assurés à partir de mars quasiment exclusivement des seuls terminaux 2A, 2E et 2F (le 2C n'a rouvert que le 23 juillet).
Il est également à noter que l'aéroport de Beauvais-Tillé (près de 4,0 millions de passagers en 2019, dont beaucoup rejoignent Paris) a, de son côté, suspendu toutes ses activités commerciales entre le 26 mars et le 14 juin et que le repli du trafic passagers s'élevait encore à 70,3 % en juillet dernier par rapport à juillet 2019.
Le trafic passagers de Paris Aéroport s'est trouvé quasiment à l'arrêt dès la mi-mars et jusqu'à la réouverture, le 15 juin, des frontières internes à l'Union européenne. Ainsi, dès mars, le trafic passagers de Paris-Charles-de-Gaulle et de Paris-Orly s'est effondré de 58,5 % par rapport à mars 2019. La chute a été encore plus marquée en avril et en mai, approchant les 100 % ; en juin, le redémarrage a été très limité. Par conséquent, d'avril à juin derniers, tout juste 1 million de passagers ont fréquenté les aéroports parisiens alors qu'ils avaient été 28,6 millions à la même période en 2019 ; plus globalement, sur l'ensemble du premier semestre 2020, Paris Aéroport n'a accueilli que 19,8 millions de passagers, soit 62,2 % de moins que les 52,3 millions des six premiers mois de 2019.
Cet été, la reprise n'a pas été celle qui avait été espérée après la sortie du confinement et après la réouverture des frontières européennes. En effet, sur fond de rebond de l'épidémie, de reconfinements localisés, de craintes sanitaires des touristes, etc. le trafic estival est resté très morose et les compagnies ont été contraintes d'alléger leurs plans de vols. Ainsi, en prenant en compte juillet et août, le déficit sur les huit premiers mois de l'année pour le trafic de Paris Aéroport a été de 65,3 % par rapport à la même période de 2019, les pertes étant quasiment équivalentes à Roissy (- 65 %) et à Orly (- 65,9 %). L'absence des clientèles long-courrier est à l'origine de cette reprise du trafic en mode très dégradé : ainsi, en août, à Paris Aéroport, le recul a été de 38,2 % pour le trafic France mais de 65,6 % pour le trafic Europe et surtout de 80,9 % pour le trafic international hors Europe.
Le trafic annuel de Paris Aéroport pourrait par conséquent être cantonné dans une fourchette comprise entre 40,0 et 50,0 millions en 2020 ; or, il n'avait plus été inférieur à ce cap des 50 millions depuis 1992. L'Iata ne prévoit pas de retour à la normale au niveau mondial avant 2024 ; le groupe ADP, particulièrement tourné vers l'international, craint même de devoir attendre au-delà de cette date pour que le trafic de Roissy et d'Orly retrouve son niveau d'avant-crise.
Ce violent coup d'arrêt du trafic passagers a de fortes conséquences sur l'activité d'un écosystème entier : presta- taires des aéroports, boutiques, cafés et restaurants qui y sont présents, compagnies aériennes, avionneurs (Airbus, Boeing, etc.) et leurs sous-traitants, etc. Des suppressions d'emplois sont d'ores et déjà évoquées dans les aéroports parisiens. Un plan de départs volontaires pourrait être mis en place et concerner jusqu'à 1 400 salariés, dont 700 qui ne seraient pas remplacés. Du côté des compagnies aériennes, les difficultés s'accumulent au fur et à mesure que les semaines passent. Mi-juin, l'association internationale du transport aérien (IATA) estimait qu'elles allaient perdre 84,3 milliards de dollars en 2020. De manière générale, pour l'ensemble des compagnies, la poursuite de l'activité sera subordonnée à d'importantes réductions de masse salariale et au licenciement d'une partie des effectifs. Ainsi, même si Air France percevra 4 milliards de prêts bancaires garantis par l'Etat français ainsi que 3 milliards de prêt direct de l'Etat (auxquels s'ajoutent les 3,5 milliards d'euros promis par les Pays-Bas à KLM), ces aides ne seront pas suffisantes pour éviter des conséquences sur l'emploi. Air France a ainsi annoncé, début juillet, envisager de supprimer 7 500 emplois d'ici à fin 2022.
Incertitude pour les mois qui viennent
Plus de six mois après le début de l'épidémie, la reprise du tourisme est donc encore très incomplète et toujours incertaine, tout particulièrement à Paris Ile-de-France, région très dépendante des clientèles internationales. Il est par conséquent encore difficile de déterminer précisément quand le secteur pourra retrouver ses niveaux d'avant la crise sanitaire alors que celle-ci n'est toujours pas terminée : l'OMT a estimé que le retour aux niveaux de 2019 en termes d'arrivées de touristes devrait prendre entre deux ans et demi et quatre ans. La seule véritable évidence actuellement est la lenteur du redémarrage du secteur, celui-ci dépendant avant tout de l'évolution de l'épidémie et de la découverte d'un vaccin.
Pour l'Ile-de-France qui a déjà moins profité que d'autres régions françaises du dynamisme soutenu du tourisme domestique pendant l'été, la persistance de la faiblesse de la demande pour le tourisme urbain est un frein supplémentaire pour les mois à venir. L'activité touristique francilienne s'annonce donc encore bien inférieure à ses standards habituels fin 2020 mais aussi début 2021.
Dans ce contexte, malgré le maintien des aides accordées par le gouvernement aux acteurs du secteur, de nombreuses défaillances d'entreprises sont à redouter dès cet automne et pendant plusieurs mois.
Le tourisme francilien à un tournant
A plus longue échéance, le tourisme francilien et, plus généralement le tourisme mondial, paraissent confrontés à la nécessité de se réinventer. Le secteur va devoir revoir ses modèles économiques pour composer non seulement avec l'évolution des comportements des touristes (choix de destination, mode d'hébergement, durée du séjour, etc.) et avec une demande très inférieure à ses niveaux antérieurs à la crise sanitaire pendant encore de longs mois et années mais aussi avec les contraintes sanitaires sans pour autant négliger les impératifs écologiques. Sur ce dernier point, l'Ile-de-France devra s'adapter aux envies émergentes de tourisme doux et responsable et se montrer innovante pour capter de nouvelles clientèles. La transformation digitale des acteurs constituera également un aspect important de cette transition vers le « tourisme de demain » ; l'élan de digitalisation de l'offre culturelle apparu pendant le confinement ou encore l'organisation de salons en ligne à l'heure du redémarrage constituent un premier pas vers cette digitali- sation du tourisme.
En tout état de cause, l'objectif d'attirer toujours plus de touristes est probablement aujourd'hui dépassé ou, a minima, en questionnement ; en Ile-de-France, pour tenir compte de ces évolutions, il est d'ailleurs d'ores et déjà prévu de revoir le Schéma régional de développement du tourisme et des loisirs.
Cependant, au-delà des nouvelles contraintes, le tournant que vit actuellement le secteur peut également être vu comme une opportunité : par exemple, il peut, à court terme, permettre aux Franciliens de (re)découvrir leur région et, à plus long terme, de faire connaître aux touristes des villes et villages, certains pans du patrimoine local, etc. jusqu'alors moins connus. Plus que jamais le tourisme francilien va devoir se réinventer.
Par Mathieu Belliard, Aurélian Catana et Manon Decome (Comité régional du tourisme Paris Ile-de-France), Mickaël Le Priol (Crocis de la CCI Paris Ile-de-France) et Aurélien Neff (Département Tourisme, Congrès et Salons de la CCI Paris Ile-de-France)