Le retour de la normalisation comptable, destinée à cadrer les informations financières à rendre par les entités réalisant des opérations économiques, dans le giron du pouvoir européen apparait, plus de 40 ans après le lancement des premiers travaux d’harmonisation, comme une nécessité. Le corps de normes Ias-Ifrs ne répond pas aux besoins des parties prenantes à l’information financière, la mécanique institutionnelle de l’Iasb reste obscure, les états financiers Ias-Ifrs ne sont pas reconnus dans le monde entier : autant de raisons pour que l’Europe retrouve le chemin de l’action, dans un domaine où son rôle est justifié et alors même que les effets du règlement de 2002 ont montré les limites et inconvénients de l’abandon d’un processus politique de normalisation européenne.
Subsidiarité. Simplicité. Permanence
Ce retour de la comptabilité au cœur du dispositif européen ne doit cependant pas s’opérer sans conditions préalables. On peut ainsi indentifier cinq principes fondamentaux.
D’abord, la nécessité absolue de la subsidiarité. Il faut laisser libre les organismes nationaux de normalisation sur le domaine des comptes sociaux ; la réglementation européenne doit concerner prioritairement les comptes consolidés, destinés prioritairement à l’information financière, alors que les comptes individuels doivent pouvoir être régis dans un dispositif propre à chaque Etat en matière de culture, de pratique, de liaison avec les droits, etc. Le respect des cultures nationales doit être une exigence pour l’Europe. Le mécanisme des directives, nécessitant un débat national après l’adoption au plan européen, apparait à ce titre très adapté.
Il faut que le principe de la prudence dans les évaluations comptables soit mis en exergue du dispositif des normes. Les comptes doivent être basés sur des estimations raisonnables, et ne doivent pas entrer dans la dangereuse financiarisation des évaluations, car la célèbre main invisible sur ce sujet est porteur de biais et de dangers.
Le cadre normatif doit être rédigé de manière claire, simple, accessible. Il ne faut pas compliquer ce qui est simple. Et si une opération économique est complexe à analyser au niveau des traitements comptables, il est illusoire de vouloir tout résoudre par un corps de normes de plusieurs centaines de pages. Le plus cohérent serait ainsi de mettre en place un triptyque : la règle, l’avis interprétatif, le guide applicatif. Et, bien entendu, de prévoir la possibilité d’appliquer des dérogations si le traitement d’une opération le justifie.
Il semble souhaitable de remettre au cœur du dispositif le jugement professionnel du commissaire aux comptes et de l’expert-comptable, en charge, sous leur signature, d’assurer la crédibilité des comptes. Les professionnels comptables, en s’appuyant sur des règles claires, ont la compétence pour certifier ou attester des comptes qui comptent, sans devoir passer leur temps (au demeurant à la charge des entreprises) à rechercher le ‘petit bout’ de normes peu claires, incomplètes et rédigées de manière absconde. Sur ce domaine, inutile d’insister : tout le monde sait que « trop de normes tuent les normes ».
Et enfin, il faut que le cadre comptable soit permanent ; les évolutions incessantes sont chronophages et coûteuses ; les évolutions ne doivent être introduites que lorsqu’elles sont nécessaires au regard de critères à définir dans un cadre public, apaisé, et … européen.
Des exemples ?
Une telle reprise en main par l’Europe de son propre destin comptable nécessiterait, bien entendu, d’introduire des évolutions dans certaines pratiques comptables applicables en France. A titre illustratif, et en connexion avec les principes indiqués ci-dessus, on peut envisager quelques sujets donnés à titre purement indicatif et non exhaustif.
Subsidiarité : laissons les comptes sociaux attachés au célèbre PCG[4] avec la célèbre connexion comptabilité / fiscalité[5], mais assurons un rattachement de la fiscalité directe par le mécanisme de l’impôt différé.
Prudence : rendons obligatoire la constatation dans les bilans des engagements futurs au titre des retraites et des fins de contrat de travail des salariés, fixons une évaluation des actifs acquis au seul prix d’acquisition à l’exclusion de tout frais accessoire, interdisons (au plan du principe) l’inscription à l’actif des charges financières d’emprunt, etc.
Simplicité : fixons une durée d’amortissement de base pour les actifs incorporels (10 à 20 ans), avec des aménagements possibles chaque fois que la situation d’un cas pratique le justifie (soit sur la base de critères économiques, soit sur la base de contrats juridiques, …).
Jugement : remettons en place au sein de l’organisme de normalisation comptable un comité d’urgence chargé de répondre, rapidement, chaque fois que cela s’avère nécessaire, sur les modalités de comptabilisation, d’évaluation ou de présentation d’une opération nouvelle ou particulière.
Permanence : n’oublions pas qu’une bonne normalisation est une normalisation qui dure dans le temps.
Et maintenant, que faut-il faire en pratique ?
Remettre la normalisation comptable dans le champ des dossiers européens est, sans aucun doute, plus facile à dire qu’à faire. Il faudra aussi convaincre tous nos partenaires que la voie Ias-Ifrs n’est plus la solution des temps modernes. Mais sans ambition, aucune action n’est possible, alors même que l’Europe est à la recherche d’un nouveau souffle dans des réalisations concrètes et utiles.
Cela oblige donc à remettre la comptabilité dans l’action politique. Normaliser l’information financière n’est pas qu’une question de Sachants, aussi doués et érudits soit-il. S’occuper de la cité oblige à s’intéresser à l’ensemble des réalisations des individus. Il n’y a pas de mal à dire que la question comptable est politique, si bien entendu on arrive à dépasser les questions d’influence personnelle et d’enjeux privés.
Bien évidemment, une telle évolution passe par le retour de la comptabilité au centre du débat économique. Si le résultat n’est pas bon, si les ratios signifient une ‘alerte’, si l’endettement dépasse des montants supportables sur l’avenir : les comptes sont là pour « dire les faits » de manière neutre, permettant la prise de décision. D’ailleurs, au niveau des comptes publics, la situation actuelle, avec toutes les préoccupations associées, prouve que des comptes en « rouge » aboutissent à un moment ou à un autre à des mesures de restructuration lourdes.
Quant aux échanges internationaux, il n’y a aucune difficulté à établir de ponts, des passerelles, des traductions, … L’expérience des dix dernières années d’établir une seule norme universelle a montré largement ses limites, et d’ailleurs les Etats-Unis n’ont pas été dupes sur ce point.
L’objectif de voir notre Europe reprendre en main sa destinée dans la normalisation comptable avec des « comptes qui comptent » est-il crédible ? Sans espérance, rien ne peut avancer. Même s’il est vrai que la prochaine compagne électorale risque fort de ne pas retenir cette illustration d’action concrète dans les arguments des candidats qui, pour celles et ceux qui seront élus, auront à faire et non pas simplement à suivre ou à sauter comme des cabris. Avec courage et détermination, l’Europe peut montrer sa force, pour autant que les principes de base soient fondés et justifiés au regard de l’objectif même de la chose comptable : produire des informations utiles.
Utopie, réalité : rendez-vous en mai… Sous les pavés, les directives ! N’oublions pas qu’« on ne subit pas l’avenir, on le fait » (Bernanos).
[1] International Accounting Standards, International Financial Reporting Statements : normes internationales d’information financière, émises par un comité privé supranational, IASB. Pour plus de détails sur la mécanisque d’adoption en Europe de ces normes : voir « le bonheur est-il dans l’IAS ? », Eric Delesalle, FiD Edition
[2] Directive n° 2013/34/UE se susbstituant aux versions précédentes dites IVé directive du 25 juillet 1978 sur les comptes sociaux et VIIé directive du 13 juin 1983 sur les comptes consolidés.
[3] D’ailleurs les Etats-Unis ont décidé de ne pas appliquer les normes Ias-Ifrs, et de conserver en conséquence leur corps de normes « nationales ».
[4] Plan comptable général qui fête ses 30 ans d’application : voir présentation dans les Affiches Parisiennes du 29 janvier 2014, p. 4
[5] Le résultat fiscalement imposable ne peut d’ailleurs être que déterminé sur une base « économique » si « on » (c’est-à-dire le citoyen) veut que la taxation porte sur une réalité concrète de résultat.