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« Les ententes algorithmiques »

Les rapides innovations technologiques ont permis d'affiner la précision des algorithmes tarifaires. Ce développement interroge sur l'utilisation des algorithmes à des fins d'entente anticoncurrentielle.
« Les ententes algorithmiques »

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Margrethe Vestager, Commissaire européenne à la concurrence, signalait en 2017 que « les entreprises ne peuvent pas échapper à la responsabilité de la collusion en se cachant derrière un programme informatique. [...] et doivent également savoir que lorsqu'elles décident d'utiliser un système automatisé, elles seront tenues responsables de ce qu'il fait[1] ». En 2019, l'Autorité de la concurrence et le Bundeskartellamt s'emparent du sujet en proposant une étude dont l'objet porte sur les potentiels effets préjudiciables des algorithmes sur le fonctionnement concurrentiel des marchés[2].

Le développement des algorithmes est de nature à augmenter le risque de collusion sur les marchés. Les algorithmes peuvent faciliter la mise en place d'ententes et seraient aussi susceptibles de les rendre indétectables, voire d'en être à l'origine. Ainsi, lorsque la politique tarifaire de plusieurs entreprises repose sur l'utilisation d'algorithmes, un alignement des prix stable et durable sur le marché peut s'installer : il s'agit d'une entente algorithmique.

Les différentes hypothèses anticoncurrentielles, qui seront analysées ci-dessous, questionnent la capacité des notions traditionnelles de droit de la concurrence à appréhender les problématiques liées aux ententes algorithmiques.

Les risques concurrentiels algorithmiques

L'intelligence artificielle permettrait, à première vue, de renforcer la concurrence entre les acteurs sur un marché donné. Les algorithmes de prix conduiraient au prix le plus « juste », résultant directement de la rencontre de l'offre et de la demande[3]. Margrethe Vestager a notamment relevé que « les autorités de concurrence ne doivent pas systématiquement être suspicieuses à l'encontre de toutes les entreprises qui utilisent des systèmes automatisés de fixation des prix[4] ».

Rappelons qu'un algorithme désigne « [tout] procédé permettant d'arriver à un résultat final à partir d'intrants identifiés sans avoir besoin d'inventer une solution à chaque fois[5] ».

Toutefois, les algorithmes peuvent contrevenir à la concurrence, comme ce fut le cas lorsque la Commission européenne sanctionna Google sur le fondement de l'article 102 TFUE, en raison du fonctionnement de son algorithme de classement, qui conduisait à favoriser les entreprises du groupe[6]. De l'autre côté de l'Atlantique, David Topkins a été le premier acteur du commerce en ligne à avoir été condamné, en 2015, par le Département de la Justice américain (DOJ), pour une entente sur les prix élaborée à partir d'algorithmes, en raison de l'utilisation d'un logiciel de détermination automatique des prix[7].

Le droit de la concurrence doit donc s'assurer que les algorithmes, qui sont programmés pour comparer les prix de concurrents, n'exercent pas un contrôle systématique et réciproque qui pourrait constituer une entente illicite.

Les algorithmes risquent de porter atteinte à la concurrence de différentes manières : ils peuvent aboutir à des discriminations tarifaires, des consolidations de position dominante, des barrières à l'entrée, ou encore des collusions. Ce dernier point nous intéressera plus particulièrement. Les ententes algorithmiques peuvent s'exprimer sous différentes formes[8] :

premièrement, l'algorithme peut être utilisé comme un instrument au soutien d'une entente classique, formée par un accord de volontés entre des entreprises concurrentes. L'algorithme sera alors utile pour renforcer l'efficacité et la stabilité de l'entente. En contrôlant automatiquement les comportements des membres du cartel, l'algorithme s'assure que les parties respectent l'accord.
Deuxièmement, l'algorithme élaboré par une plateforme tierce et utilisé par plusieurs entreprises concurrentes, sans concertation préalable, pourrait conduire à un ajustement des prix en dépit de l'absence de toute communication et tout accord direct entre les entreprises concurrentes.
Troisièmement, il est possible d'envisager une collusion tacite entre des algorithmes capables de communiquer directement entre eux, sans intervention humaine. Ils pourraient alors coordonner leur comportement pour parvenir à un équilibre collusif anticoncurrentiel.

La difficulté à apporter la preuve de l'entente algorithmique

Pour sanctionner les membres d'une entente, il faut prouver l'existence du cartel. Une entente résulte d'un accord de volontés entre entreprises, ayant un objet ou un effet anticoncurrentiel[9] et qui peut prendre une forme expresse ou tacite. Il est important de distinguer la collusion explicite de la collusion tacite. En présence d'une entente explicite, les autorités se fondent notamment sur des preuves circonstancielles alors qu'en cas d'entente tacite, créée par l'usage d'algorithmes, ces éléments de preuves n'existent pas. Il est alors complexe de savoir si les fluctuations sur le marché sont « spontanées » ou si elles sont le résultat d'une situation artificiellement provoquée par les algorithmes[10].

La question de la preuve diffère selon l'usage qui est fait de l'algorithme. Il conviendra alors d'étudier séparément les différentes collusions possibles.

La collusion classique facilitée par l'algorithme

L'utilisation d'algorithmes comme instruments ne pose pas de difficulté particulière au regard de l'usage des concepts traditionnels du droit de la concurrence pour appréhender une entente : les entreprises ont préalablement communiqué entre elles aux fins de s'entendre, de sorte que l'accord de volontés est qualifié. L'algorithme est finalement utilisé comme un instrument stabilisant l'entente. Celle-ci est donc le résultat d'un accord de volontés classique entre les entreprises concurrentes.

La collusion par un algorithme d'une plateforme tierce

La qualification d'un accord de volontés anticoncurrentielles est ici plus complexe. En l'absence de contact entre concurrents, il faudrait démontrer que chaque entreprise utilisatrice de la plateforme a eu la volonté d'y recourir pour partager aux autres entreprises utilisatrices des informations constitutives d'une stratégie anticoncurrentielle. Il apparaît alors difficile d'atteindre le standard de preuve de l'intentionnalité anticoncurrentielle.

Un accord de volontés collusives entre la plateforme qui possède l'algorithme et les entreprises qui l'utilisent pourrait être constaté si (1) la plateforme concourt sciemment à l'accomplissement d'objectifs anticoncurrentiels de ses membres, ou (2) les utilisatrices de la plateforme ne se distanciaient pas d'une initiative anticoncurrentielle de cette plateforme[11]. Par conséquent, les concepts traditionnels de droit de la concurrence couplés avec la jurisprudence sur les facilitateurs d'ententes semblent pouvoir appréhender une collusion par un algorithme tiers.

Néanmoins, l'application de la théorie des facilitateurs d'ententes aux algorithmes pose problème au regard de la démonstration d'un objet anticoncurrentiel des pratiques. Dans les faits, les algorithmes conçus par une plateforme tierce n'ambitionnent pas de coordonner les prix à la hausse dans un objectif anticoncurrentiel. Leur utilisation par les entreprises est souvent motivée par des considérations commerciales dans le but d'obtenir le meilleur prix. Or, sans objet anticoncurrentiel clair, apporter la preuve d'un accord de volontés collusives devient plus difficile.

La collusion algorithmique tacite

A côté des algorithmes qui fonctionnent selon des paramètres définis par l'homme et qui réalisent les opérations demandées, il y a les algorithmes auto-apprenants, opérant en dehors de l'emprise humaine (self learning), et qui sont plus ou moins autonomes (supervised ou unsupervised learning). Pour ces algorithmes, la preuve de l'intentionnalité de la collusion tacite sera difficile à apporter. En effet, la démonstration d'une collusion tacite, conduite par l'usage parallèle d'algorithmes par des entreprises concurrentes, se confronte à la preuve d'un accord de volontés communes.

Or, la jurisprudence est claire sur ce point : un parallélisme de comportement n'est pas per se capable de qualifier une infraction anticoncurrentielle, même s'il est susceptible d'en constituer un indice sérieux[12].

Par conséquent, les concepts actuels du droit de la concurrence ne semblent pas pouvoir appréhender la question d'une éventuelle coordination algorithmique tacite, de sorte que l'on pourrait souhaiter une évolution législative. Toutefois, les autorités semblent estimer que la probabilité pour que les conditions d'une telle collusion soient réunies est faible. Pour qu'elle opère, il faudrait « un nombre très faible de concurrents, un degré élevé de transparence et d'importants obstacles à l'entrée[13] », comme le souligne l'OCDE. Ainsi, le risque de l'émergence de telles collusions n'est pas immédiat.

L'imputation de responsabilité concurrentielle

Lorsque les algorithmes prennent les décisions ayant des effets anticoncurrentiels, à qui imputer la faute ?

Quand les décisions sont prises par des algorithmes préprogrammés par un être humain, il est envisageable de penser que le programmeur sera déclaré responsable au titre des conséquences anticoncurrentielles résultant des décisions prises par son algorithme. Toutefois, les algorithmes auto-apprenants, capables de façonner eux-mêmes leurs propres codes et mécanismes, prennent leurs propres décisions sans intervention humaine[14]. Il apparaît alors difficile de démontrer la présence d'objectifs anticoncurrentiels dans leur codage originel, d'autant plus qu'il n'y a aucun accord de volonté collusive avec d'autres utilisateurs.

Il est donc délicat de déterminer le responsable de l'entente. Différentes approches peuvent être envisagées.

L'algorithme comme employé de l'entreprise

Une première approche consisterait à considérer l'algorithme comme un employé de l'entreprise : l'action anticoncurrentielle sera alors imputée à l'employeur. Cette solution est étudiée dans le rapport de l'Autorité de la concurrence et du Bundeskartellamt ; elle permettrait de soumettre les entreprises aux mêmes règles de conformité, qu'elles délèguent la prise de décision aux salariés ou aux algorithmes[15].

Ainsi, les entreprises seront incitées à comprendre le fonctionnement des algorithmes qu'elles utilisent et seront réticentes à en faire usage lorsqu'elles n'en maîtrisent pas la parfaite compréhension. L'idée sous-jacente est que les entreprises ne devraient pas déléguer un pouvoir de décision à une machine dont elles ne comprennent pas entièrement le fonctionnement.

Cette solution s'inscrit dans une démarche de compliance. Il s'agirait alors de confier le contrôle de conformité aux entreprises elles-mêmes. Elles pourront surveiller et prévenir les éventuels dysfonctionnements. Toutefois, il subsiste le problème de la compétence des acteurs internes aux entreprises.

Le régime de responsabilité du générateur de risques

La Commission européenne a également examiné l'opportunité de mettre en place un régime de responsabilité du générateur de risques[16]. Le responsable serait alors celui qui bénéficierait d'un comportement anticoncurrentiel alors que ce comportement ferait supporter le plus de risques aux autres acteurs. La Commission a aussi avancé comme alternative un régime où la responsabilité serait à la charge de l'acteur étant le plus à même de régir le risque occasionné.

La prévention des atteintes concurrentielles algorithmiques

Parmi les outils de prévention des potentielles atteintes concurrentielles par des algorithmes, seront envisagés le contrôle ex ante des algorithmes et la mise en place d'une politique de « compliance by design ».

Contrôle ex ante des algorithmes

La première hypothèse serait de mettre en place un système de contrôle ex ante des algorithmes sur les marchés, pour anticiper leurs effets potentiellement anticoncurrentiels[17]. Les autorités de concurrence pourront alors identifier les algorithmes problématiques. Ensuite, elles pourront prévenir les entreprises que l'utilisation, sous certaines conditions, de ces algorithmes pourrait conduire à l'ouverture de procédures.

Compliance by design

Les éventuelles atteintes à la concurrence en raison de l'utilisation d'algorithmes entraînent un enjeu nouveau de compliance pour les entreprises. Les entreprises pourraient prévenir les effets potentiellement collusifs des algorithmes qu'elles utilisent. Il s'agirait donc de recourir à la « compliance by design »[18] qui consisterait à programmer les algorithmes tarifaires de manière à éviter la coordination et à prévenir les dangers concurrentiels.

En amont, le contrôle s'exercerait sous la forme d'une analyse du code vérifiant les risques de collusion ou des tests empiriques sur les effets de l'algorithme. En aval, le contrôle passerait par la vérification des équilibres de prix atteints par l'algorithme par comparaison aux prix antérieurs[19]. Si l'entreprise ne réagit pas lorsqu'une alerte est donnée ou lorsqu'elle constate un dysfonctionnement, la preuve de l'atteinte anticoncurrentielle serait alors facilitée.

Conclusion

Les outils de régulation actuels apparaissent suffisants pour appréhender les coordinations algorithmiques, comme le souligne l'étude conjointe de l'Autorité de la concurrence et du Bundeskartellamt. Néanmoins, les autorités de concurrence devraient rester attentives aux évolutions rapides de l'économie numérique et de l'intelligence artificielle en continuant à développer leurs compétences en matière d'algorithmes.

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[1] Margrethe Vestager, Bunderskartellamt, 18e conférence sur la concurrence, Berlin, 16 mars 2017

[2] Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt, Algorithmes et concurrence, 6 novembre 2019

[3] OECD (2017), Algorithms and Collusion: Competition Policy in the Digital Age www.oecd.org/competition/algorithms-collusion-competition-policy-in-the-digital-age.htm

[4] Margrethe Vestager, Bunderskartellamt, 18e conférence sur la concurrence, Berlin, 16 mars 2017

[5] v. not. S. A biteboul et G. Dowek, Le temps des algorithmes, Le Pommier, 2017

[6] Commision européenne, Décision du 27 juin 2017, aff. AT. 39740 (https://ec.europa.eu/competition/antitrust/cases/dec_docs/39740/39740_14996_3.pdf)

[7] Département de la Justice des États-Unis, US v. David Topkins, 30 avril 2015 (https://www.justice.gov/atr/case-document/file/628891/download)

[8] Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt, Algorithmes et concurrence, 6 novembre 2019, p. 4-5

[9] TFUE, art. 101 ; C. com., art. L. 420‐1.

[10] A. Ezrachi et M. Stuckes, « Algorithmic Collusion: Problems and Counter-Measures », OECD Roundtable on Algorithms and Collusion, DAF/COMP/WD (2017), 25 Mai 2017, p. 23

[11] S. Troussard et F. de Bure, « La coordination algorithmique : fantasme ou réalité ? », Revue Lamy de la concurrence, Nº 92, 1er mars 2020

[12] CJCE, 14 juillet 1972, Imperial Chemical Industries Ltd, aff. 48/69, p. 66 ; TPIUE, 12 avril 2013, CISAC c/ Commission, Aff. T-442/08, pt. 99

[13] OCDE, « Algorithmes et ententes ‐ Note d'information du Secrétariat », pt. 88

[14] A. Ceccato, Droit de la concurrence et ententes algorithmiques, 2018-2019, http://hdl.handle.net/2268.2/8119

[15] Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt, Algorithmes et concurrence, 6 novembre 2019, p. 71

[16] Commission européenne, « Free Flow of Data and Emerging Issues of the European Data Economy », Commission Staff Working Document, SWD (2017) 2 final, 10 janvier 2017, p.45.

[17] T. Titone et R. Chanalet-Quercy, « Intelligence artificielle et droit de la concurrence », Revue Lamy droit des affaires, Nº 151, 1er septembre 2019

[18] Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt, Algorithmes et concurrence, 6 novembre 2019, p. 72

[19] Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt, Algorithmes et concurrence, 6 novembre 2019, p. 89

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